LES ACTEURS DON QUICHOTTE SANCHO PANCE CARDENIE LUCINDE DON FERNANDE DOROTEE DON LOPE BARBERO LA COMTESSE TRIFALDE DEUX TAMBOURS QUATRE DÉMONS UN BARBIER DEUX SUIVANTS DE DON FERNANDE. DEUX ARCHERS La scène est dans une Taverne près de la Sierra Morena en Espagne. ACTE I CARDENIE, Don LOPE, DOROTEE, BARBERO, SANCHO PANÇA. SCÈNE PREMIÈRE. Don Lope, Cardénie. Ce sont là vos amours et vos contentements, Contez-moi vos dédains, montrez-moi vos tourments. Puis qu'il faut achever un discours si funeste, Que je vous l'ai promis, écoutez ce qui reste. Malgré notre amitié l'intérêt l'emporta, Don Fernande s'offrit, le père l'accepta ; Lucinde par respect, ou faute de faute de courage, À la fin approuva ce triste mariage. Le jour en fin marqué, le temps haste ses pas, Ce jour est arrivé, l'on conclut mon trépas, Et ma Lucinde même, ô dure souvenance ! Par un aveu funeste en signa l'ordonnance : Je feus présent à tout, mon extrême douleur Voulut qu'en le sentant je visse mon malheur ; Dans le ressentiment d'une perte si grande J'allais l'épée au poing me jeter sur Fernande, Sacrifier ce traître, et Lucinde, et les siens, À sa foi parjurée, à mon amour, aux miens ; Mais ayant vu pâmer cette ingrate maîtresse, Ma fureur s'alentit, je cède à la tristesse, Et l'amour qui revient dedans mon souvenir Me dit qu'il faut la plaindre, et non pas la punir. D'abord je m'y résous, s'étouffe ma colère, Je sors à même temps du logis de son père, Et sans aucun dessein par chemins divers Je cours désespéré jusques dans ces déserts. Le silence et l'horreur de cette solitude Plurent à mon esprit rempli d'inquiétude, Et qui ne pouvait voir qu'avec de la douleur Des objets moins affreux que n'était mon malheur; Je fis donc le dessein d'y vivre solitaire, Ou plutôt d'y mourir accablé de misère; Dessein lâche et honteux que je condamne en vain, Tu m'amollis le coeur, tu m'engourdis la main, Tu m'empêchas de prendre une vengeance prompte Des auteurs de mes maux, des sujets de ma honte : Je voulus révoquer ce faible sentiment Mais soudain la douleur m'ôta le jugement, Et mille faux objets troublants ma fantaisie Jetèrent mon esprit dedans la frénésie, Firent voir à mes yeux en cent lieux différents, Et Fernande, et Lucinde, et ses lâches parents. Je me détournai lors des objets véritables Pour en suivre l'image en ces lieux effroyables, Où rencontrant par fois ces fantasques portraits, Je crois venger sur eux les maux que l'on m'a faits : Mais lors que je reviens de cette rêverie, Que ma raison blessée est tant soit peu guérie, Je rougis de me voir tout trempé de sueur, Au lieu du traître sang que désire mon coeur. Voilà de mes malheurs la véritable histoire, Honteuse à mes parents, et fatale à ma gloire, Qui fait voir que l'Amour n'a plus rien qui soit saint, Que la foi n'est qu'un nom, et que l'honneur est feint. C'est dans les grands malheurs que paraît le courage, Je sais bien qu'à l'instant que quelqu'un nous outrage La nature nous pousse à des ressentiments Qu'on ne saurait dompter les premiers mouvements, Que même en cet endroit une juste vengeance Est à l'égard du Ciel une légère offense, Mais alors que le temps peut vraisemblablement Avoir éteint ce feu si prompt, si véhément, Que la colère allume, et de qui la fumée Étouffe la raison, ou la tient enfermée, Il faut que la vertu reprenne son pouvoir, Et range nos désirs aux termes du devoir, Oublier par dédain celui qui nous irrite, C'est en prendre vengeance et gagner du mérite. Si le vice ne naît que de l'impiété, Pardonner aux méchants ce n'est pas charité, La grâce qu'on leur fait les corrompt davantage, Ils deviennent plus fiers, mettent tout en usage, Et par cette indulgence au crime abandonnés, Perdent les gens de bien qui les ont pardonnés. SCÈNE II. Dorotée, Cardénie, Don Lope. Va méchant, va perfide au fonds du précipice, J'immole à mon honneur et ta vie et ton vice, Je devais cet effort à ma pudicité. Quel excès de courage. Ou quelle cruauté. Le soin de son honneur sensiblement la touche ; Mais il faut l'aborder. En fin tu peux ma bouche Te plaindre en liberté de mon perfide époux, Dans ce désert affreux où n'habite que nous, Et l'horreur : Ah que vois-je ? hélas ! je suis perdue, Éloignons-nous d'ici ; mais ils m'ont aperçue. Ne vous effrayez point. Comble de mes malheurs, Ils auront vu le mort. Apaisez vos douleurs, Oui je l'ai fait mourir, et veux bien qu'on le sache, Pour sauver mon honneur d'une immortelle tache : Le ciel est mon complice, il a vu ce trépas, C'est lui qui par sa force a soutenu mon bras : Mais pourtant si les lois vous demandent ma tête, Que je meure à l'instant, me voici toute preste. Voyez comme la peur lui trouble tous les sens. Nos sentiments pour vous sont bien plus innocents, Nous voudrions soulager la douleur qui vous presse. Voyez-nous mieux encor. Excusez ma faiblesse, Je vous ai pris d'abord pour ceux que je craignais. Je l'ai bien reconnu. Mais que peut dans ce bois Chercher une beauté si rare et si charmante ? Le trépas ou la fin du mal qui me tourmente : Je connais bien, Messieurs, que vous voulez savoir Les sujets de ma peine et de mon désespoir, Et je veux éviter les longueurs importunes Dont se servent plusieurs en disant leurs fortunes. Je suis d'Andalousie, et l'amour d'un Seigneur À qui j'abandonnai mon âme et mon honneur, Sous les conditions d'un prochain hyménée, Cause le déplaisir par qui je suis gênée. Voulez-vous que son nom ne nous soit pas connu, Et que nous ignorions ce qu'il est devenu ? Son nom est Don Fernande. Est... Fernande : Ah le traître ! C'est lui; mais en quel lieu l'avez-vous peu connaître, Pourquoi l'outragez-vous ? C'est pour votre intérêt. Hélas je l'aime encore tout perfide qu'il est ! Ah lâche ! En cet endroit la charité me fâche, Je ne puis pas souffrir que vous le nommiez lâche. Mais de grâce achevez. Après que ses désirs Se furent satisfaits dans les derniers plaisirs, Mon Amant me quitta, supposant un voyage Pour disposer son père à notre mariage ; Dix jours avoient suivi celui de son départ Sans que j'eusse peu voir personne de sa part, Et craignant de savoir le sujet de ma crainte, Je n'en faisais jamais ni demande ni plainte ; Mais il fallut en fin céder à la douleur, Demander Don Fernande, apprendre mon malheur, L'un des gens de mon père au retour de la ville Me dit qu'il avait pris une femme à Séville. Une femme à Séville, et de quelle maison ? Il ne me le dit pas. En savait-il le nom ? Oui, c'était ou Lucine, ou Lucinde. Ah c'est elle. Mon coeur à ce discours : Mais quelle autre nouvelle Vous apprit ce valet ? Il nous dit que le jour Qu'on célébra l'hymen d'une si prompte amour Lucinde évanouit entre les bras du Prêtre, Et que dedans son sein on trouva quelque lettre, Où de sa propre main elle faisait savoir Qu'elle avait dit oui seulement par devoir, Qu'elle aimait Cardenie. Ah parole charmante ! Ah bien heureux amant, ah généreuse amante ! Mais en fin que fit-on ? Fernande dépité Sortit de la maison, et quitta la cité : Je résolus alors. Lucinde que fit-elle ? Elle revient au jour plus charmante et plus belle, Demande Cardenie, on le cherche, il s'enfuit, Lucinde se dérobe au milieu de la nuit ; Pas un des siens ne sait ce qu'elle est devenue, Moi je prends cet habit afin d'être inconnue, Et sors à la merci d'un valet et du sort, Pour chercher en tous lieux ou Fernande, ou la mort ; Sur les ailes d'Amour et de la jalousie J'ai déjà traversé toute l'Andalousie, J'ai vu de ces déserts les endroits les plus noirs, Où l'on ne vient jamais que pour des désespoirs ; Mon valet rebuté du mal qui me surmonte, Violant les saints droits de respect et de honte, N'a pas craint d'attenter à ma pudicité, Pour sauver mon honneur je l'ai précipité, Le Ciel en ce seul point m'a montré sa justice, C'est lui qui l'a conduit au bord du précipice, Pour lui faire subir la rigueur de ses lois ; Vous êtes arrivez comme je l'y poussais. Douce punition à l'égal de l'outrage, Digne pourtant de vous et de votre courage. Mais avant que d'entrer dans ces tristes déserts En demandant Fernande en tant de lieux divers, N'avez-vous rien appris de Lucinde ? Son père Nous dit qu'elle avait fui dedans un Monastère, Attendant le retour de son premier amant : Mais la connaissez-vous ? Se peut-il autrement, Cette rare beauté de tant d'attraits pourvue Peut-elle être en Espagne et n'être pas connue ? En fin c'est trop longtemps vous cacher mon bonheur, Je la connais, je l'aime, oui j'ai bien cet honneur, Et vous m'avez appris dedans cette nouvelle, Que je possède encore celui d'être aimé d'elle. Vous êtes Cardenie. Oui Madame, et je suis Redevable à vos soins de tout ce que je puis, Je reçois un bienfait, mais j'en médite un autre, Vous me rendez mon bien, je vous rendrai le vôtre : Si Fernande persiste à vous manquer de foi, Si je puis l'obliger à se battre avec moi, Je le ferai sans doute, et si j'ai la victoire Il y perdra la vie, ou vous rendra la gloire; Pour ne pas différer l'effet de ce dessein Nous partirons d'ici, s'il vous plaît, dès demain. Que pourrai-je répondre à tant de courtoisie ? Mon coeur chassez bien loin l'amour, la jalousie, Je ne veux plus vous voir amoureux, ni jaloux, Soyez reconnaissant, je veux cela de vous. SCENE III. Barbero, Cardénie, Dorotée, Don Lope. J'ai bien eu de la peine à tenter cette femme Pour avoir ces habits. Puis que voici Madame. Quelle Dame ? Tantôt vous le pourrez savoir, Il faut changer d'avis. À quoi ce voile noir, Ces barbes, ces habits ? Apprenez une histoire Qui fournit des sujets de rire à la mémoire, Plus que tous vos malheurs ne sauraient préparer À vous et vos amis des sujets de pleurer. De grâce contez-la. Depuis peu de la Manche Sont sortis Don Quichotte, et son écuyer Sanche, L'un pour se faire Roi, l'autre pour gouverner L'île que son Seigneur promet de lui donner. Ce pauvre Gentilhomme était estimé sage, Chacun le consultait dedans notre village ; Mais depuis qu'il a vu les livres d'Amadis, Des quatre fils d'Aymon, et de tous ces hardis Qui seuls pouvaient combattre et défaire une armée, Devenir Empereurs dans une matinée, Et se faire adorer d'Infantes et de Rois, Il ne nous parle plus que de donner des lois, Et de ressusciter dans tous les lieux du monde L'ordre des Chevaliers de la grand' table ronde. Emporté du désir d'imiter les hauts faits De ces vaillants Héros qui ne furent jamais, L'ingénieux Quichotte fait un armet de carte, Et sans nous dire adieu, s'arme, part et s'écarte, Emmenant avec lui Sanche enflé du désir De se voir Gouverneur pour manger à loisir. Marchants doncques ainsi tous comblés d'allégresse, Don Quichotte se souvient qu'il n'a point de maîtresse, Ce penser le surprend ; car il n'a jamais leu Qu'aucun des Chevaliers s'en trouvât dépourvu. A qui pourrai-je donc, disait-il en soi-même, Recommander ma vie en un péril extrême ? A qui pourrai-je donc envoyer tous les jours Ceux qui de ma valeur tireront du secours, Tant de Princes bannis, de Dames affligées, De Rois dépossédés, d'Infantes outragées : A ces mots il s'arrête, et veut s'en retourner ; Mais le diable subtil qui tâche à l'emmener, Voyant comme à son gré la folie en dispose, Lui fait ressouvenir d'Alonse du Tobose De qui le bon Seigneur fut autrefois piqué, Le voilà satisfait, le voilà rembarqué, Il veut qu'au lieu d'Alonse elle soit Dulcinée, De paysanne grossière et Princesse et bien née, Tout lui succède à point ainsi qu'il le conçoit, Il aurait davantage encore s'il le pensait. Ayant heureusement démêlé ce scrupule, Il suit le mouvement de l'ardeur qui le brûle D'éprouver sa valeur contre quelque géant, Et découvre en chemin trente moulins à vent, Ce sont à son avis des enfants de la terre, Contre qui Jupiter épargna son tonnerre, Tortu : se dit au figuré, mais ne terme bas, pour signifier, perbvers, malin, méchant, corrompu. [F] Et qui sont réservés en ce siècle tortu Pour servir de trophée à sa haute vertu. Dans cette opinion il court à leur rencontre, Sanche inutilement l'appelle et lui remontre Que son oeil le déçoit, il poursuit son dessein, Et veut résolument combattre main à main. Déjà d'un coup de lance il a percé la toile Qui de l'un des moulins environne la voile, Quand il veut s'approcher pour le saisir au corps : Mais malgré sa valeur et malgré ses efforts, La voile que le vent pousse avec violence Jette à dix pas de là lui, son cheval, sa lance, Tout sens dessus dessous, pêle-mêle entassé, Sanche accourt en pleurant à ce pauvre froissé ; Mais lui sans s'étonner d'une telle aventure, Lui dit qu'un enchanteur a changé la figure De ces maudits géants, pour ravir à son bras L'honneur qu'il eût acquis en les mettant à bas : Mais qu'en fin leurs travaux auront leur récompense ; Car un autre enchanteur entreprend leur défense, Qui veut, après avoir éprouvé sa valeur, Couronner son mérite, et le faire Empereur, Qu'alors l'île promise arrivera sans doute: Sanche veut croire tout, ils reprennent leur route. Je ne vous dirai point en combien de combats Ces vaillants champions ont signalé leurs bras, Biscayen : de Biscaye, province d'Espagne, bornée au nord par le baie de Biscaye, à lest par le Guipuscao, au sud par l'Alava, à l'Ouest par l'intendance de Burgos. La plupart des habitants sont basques. [B] Comme du Biscayen l'audace fut soumise, Comme un pauvre berger fut mis à la chemise, Comme l'on berna Sanche, et comme Don Quichotte Perdit en un combat une oreille et son pot; Jamais on ne lui vit une colère pareille, Il ne se fâche point d'avoir perdu l'oreille, L'onguent de Fierabras peut bien, à son avis, Réparer ce défaut, en eût-il perdu dix ; Mais celui de l'armet lui semble irréparable : Sa mémoire pourtant a recours à la fable, Où Sacripant fâché d'un semblable destin Jure de conquérir l'armet du grand Mambrin, Il fait pareil serment pour pareille conquête, Croit déjà le tenir, et s'en couvrir la tête. À quel point les Romans ont troublé cet esprit. Dans ce nouveau dessein écoutez ce qu'il fit ; La grêle qui survint ne fut pas assez forte Pour arrêter le feu de l'ardeur qui l'emporte Vers le riche butin que son coeur se promet, D'abord il se détourne, et croit voir cet armet Sur le superbe chef d'un Géant plein d'audace, Qui sur un cheval gris paraît et le menace. Cet armet, ce cheval, et ce grand chevalier Sont un bassin de cuivre, un baudet, un barbier. Plaisante vision! Prévoyant la tempête Ce barbier avait mis son bassin sur sa tête, Voulant la garantir de la grêle et de l'eau, Ou peut-être craignant de gâter son chapeau, Don Quichotte qui veut malgré Sanche et sa vue Que l'aventure soit ainsi qu'il l'a prévue, Court la lance en l'arrêt achever son dessein : Le barbier qui le voit les armes à la main S'en venir droit à lui, craintif tremble la fièvre, Quitte là son baudet, et s'enfuit comme un lièvre, Laisse aussi son bassin, Don Quichotte le prend, Et croit d'avoir trouvé quelque chose de grand, Du depuis il le porte en toutes les batailles Où sa rare valeur fait tant de funérailles, Et croit quoi qu'au travers on l'ait souvent blessé, Que c'est un casque d'or qu'on n'a jamais percé. L'on nous a dit depuis que ce grand Capitaine Avait aussi tiré des forçats de la chaîne, Blessé quelques Archers, maltraité des marchands, Volé sur les chemins, battu des pénitents, Que la sainte Armandat le voulait faire prendre, Et noble et fou qu'il est menaçait de le pendre. Soudain pour éviter cet insigne malheur Qui comblerait les siens de honte et de douleur, Nous quittons nos maisons, et prenons la campagne Cherchons ce maître fou dedans toute l'Espagne ; En fin ayant appris qu'il était dans ces lieux Nous avions résolu de décevoir ses yeux, Et de nous déguiser, l'un en Dame affligée Qui d'un ton excessif désire être vengée, Et l'autre en Écuyer, pour pouvoir l'obliger De venir avec nous afin de nous venger : Voilà de ces habits le véritable usage. Puis que ce Chevalier est de votre village, Et que vous désirez de le tirer d'ici, Ne vous déguisez point, laissez-moi ce souci, Malgré les sentiments du mal qui me tourmente, Je représenterai la Damoiselle errante, Que monsieur l'Écuyer s'habille seulement. Mettez donc cette barbe. Est-ce ainsi ? Justement. J'ai leu les Amadis, et crois que ma mémoire Me peut fournir encore de quoi faire une histoire Capable d'amollir un coeur plus endurci. Que vous nous obligez. J'en veux bien être aussi. Un jour vos charités auront leur récompense. SCENE IV. Barbero, Sancho Pança, Dorotée, Don Lope, Cardénie. Celui qui vient à nous n'est-ce pas Sancho Pance ? Quoi ce digne Écuyer. Oui c'est lui. Quel bonheur. Frère Sanche où vas-tu hasarder ton honneur ? Le peuple de la Manche est bouillant et colère, S'ils savent ton dessein comme il se peut bien faire, Mille coups de bâton. Écoutons ce discours. Pourraient être le fruit de ces belles amours, Et pourquoi doivent-ils me traiter de la sorte, Je n'ai point composé la lettre que je porte, J'obéis à mon maître : Ah ne vous flattez pas, Si vous êtes surpris on vous rompra les bras : Et pourquoi devez-vous par des discours infâmes Faire effort de séduire et lanterner leurs Dames ? Mais je ne dirai rien ; n'importe. Quel plaisir. Vous fomentez toujours cet amoureux désir, Et je crains qu'à la fin le succès soit funeste, Fuis, fui, si tu me crois à l'égal de la peste Dulcinée et la Manche, et paye si tu peux D'un discours inventé ton Seigneur amoureux. Vous feriez mieux encor, malheureux que vous êtes, De quitter tout à fait le métier que vous faites, Pourquoi ? Par son moyen je serai gouverneur. Où va le brave Sanche, et que fait son Seigneur ? Toboso : Bourg d'Espagne (Manche), à 100 km au sud-est de Tolède. Poterie, moulins. J'allais jusqu'au Tobose apporter une lettre : Mais monsieur est-ce vous ? Qui vous eût pu connaître, Qu'est-ce que vous cherchez dans ces lieux pleins d'effroi ? Le vaillant Don Quichotte pour le couronner roi. Il veut être Empereur, c'est chose résolue: Monsieur, un roi peut-il de puissance absolue Donner une grande île, et la faire plier Sous le gouvernement de son pauvre écuyer ? Sans doute. Il le peut donc. Oui sur ma parole. Mieux vaut un merle en main qu'une perdrix qui vole; Il prendra ce royaume, oui pour l'amour de moi Il se contentera d'être seulement Roi : Mais, monsieur, quatre mots. Que veux-tu ? Cette Dame Que vous accompagnez, est-elle votre femme ? Nenni, c'est une Reine. Et de grâce son nom. C'est l'héritière en chef du grand Micomicon Roi de l'Éthiopie, et qui cherche ton maître Pour se donner à lui. Je l'ai pensé connaître: Ah l'heureuse rencontre, ah Sancho bienheureux ! Voici l'île promise et l'objet de tes voeux, Malgré Sanson Carasco et tout notre village, Qui voulaient soutenir que je n'étais pas sage, Le lièvre sort en fin d'où l'on ne pense pas, J'ai mon gouvernement, je le tiens dans mes bras. Et bien qu'en dites-vous ? Il est incomparable. Don Quichotte est moins fou. Je serais misérable Si j'eusse demeuré parmi des laboureurs, Qui veut être Empereur hante des Empereurs. Sanche il est déjà temps de trouver Don Quichotte, Où l'avez-vous laissé ? Là-bas dans une grotte, Se plaignant des rigueurs, des mépris, des attraits D'une Dame qu'il aime, et qu'il ne vit jamais; Suivez-moi seulement, je vais vous y conduire. Allez un peu devant, Dieu que nous allons rire. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Don Quichotte, Sancho Pança. Qu'elle soit Reine ou non, je sais bien mon devoir. Il est vrai. La vertu limite mon pouvoir, Ce n'est pas l'intérêt qui doit pousser nos armes, Je sais bien qu'en ce siècle il a de puissants charmes, Que presque tout le suit, et qu'un sage Empereur Dit qu'en faveur d'un trône on peut faire une erreur, Les Chevaliers errants ont bien d'autres maximes, Ils suivent pour régner des moyens légitimes, Et méprisent le trône avec tous ses appas, S'il faut pour l'acquérir se fourvoyer d'un pas ; Ainsi vivaient jadis ces merveilles du monde, Ces nobles Chevaliers de la grand' table ronde, Roland : Héros célèbre dans les romans de chevalerie, et l'un des paladins de Charlemagne, dont il est regardé comme le neveu. Les romanciers lui donnent une taille et une force extraordinaires, un caractère confiant et loyal et lui attribuèrent toutes sortes d'aventures, sur lesquels l'histoire se tait entièrement. [B] Aymon (le duc) : Prince des Ardennes, saxon d'origine, obtint de Charlemagne le gouvernement du pays dont Albi était la capitale, avec le titre de Duc de Dordogne, et fut père des quatre preux que nos romanciers ont célébré sous les nom des quatre fils d'Aymon. Ils avaient pour nom Renaud, Guichard, Alard, Richardet, il possédaient en commun, selon la légende, un seul cheval ; devenu célèbre sous le nom de Bayard. [B] Roland le furieux, les quatre fils d'Aymon, Et mil autres encore dont je tairai le nom ; Moi qui veux imiter leurs vaillants faits de guerre, Rétablir leur honneur dessus toute la terre, Et faire voir sous moi les vices abattus, Je dois premièrement imiter leurs vertus, Aussi le veux-je faire, et je crois que ma gloire En la rétablissant ternira leur mémoire, Oui je crois d'effacer par mes faits glorieux Le lustre des exploits de tous ces demi-Dieux, Ce que j'ai déjà fait m'en est un bon présage : Mais que dit-on de moi dedans notre village, Et sur le grand chemin où tu viens de passer ? Laissons parler le monde, il n'y faut plus penser, Puisque je vois mon île aujourd'hui toute prête, Qu'une couronne d'or vous va couvrir la tête, Je me moque de tout. Mais encor que dit-on ? L'on dit vraiment par tout ; l'on ne dit rien de bon. Achève, la vertu se moque de l'outrage. On dit vraiment par tout que vous n'êtes pas sage, Et que je suis encor plus fou d'imaginer Que vous me donnerez une île à gouverner. Siècle ingrat ta malice en ce point est extrême, Si la haute vertu ne trouvait en soi-même De quoi se satisfaire, et de quoi se payer, En voilà le plaisir, en voilà le loyer, Ceux pour qui je m'expose obscurcissent ma gloire. Je crois que le meilleur est de ne les pas croire, De me donner mon île, et de vous couronner, S'ils murmurent après laissez-moi gouverner, Monsieur le siècle et ceux qui voudront l'entreprendre Se peuvent assurer que je les ferai pendre, Que l'on n'irrite point l'esprit d'un Gouverneur. Qui meurt pour son pays meurt en homme d'honneur ; Mais celui-là qui meurt pour sa patrie ingrate Sans qu'aucun sentiment de vengeance le flatte, Il meurt comme mouraient ces braves demi-Dieux Dont les noms sont écrits sur la sphère des cieux. Ne parlons point des morts, vivons à la bonne heure, Que quelque malheureux en parle, ou bien qu'il meure, Le malheur ni la mort ne sont pas faits pour nous ; Don Lope qui croyait que nous étions des fous, Qui pour nous arrêter se donna tant de peine, A bien changé d'avis en voyant cette Reine, C'est lui qui la conduit, et je crois fermement Qu'il vient vous demander quelque gouvernement : Mais si vous me croyez, puis qu'il fut incrédule, Il s'en retournera doucement sur sa mule ; Le miel n'est pas pour l'âne, et je n'en dis rien plus. Je veux être toujours ce qu'autrefois je fus, Ne me conseille point de changer de nature, Don Lope se trompa quand il me fit injure, Et je te fais savoir que les hommes de coeur Ne punissent jamais des crimes de l'erreur, Si je puis l'obliger mon esprit s'y dispose : Mais encor quel accueil te fit-on au Tobose ? Fort bon. N'abrège point un discours qui me plaît, Fais m'en un long récit. Je vous l'ai déjà fait. Que lui pourrai-je dire, ah Dieu que j'ai de peine ! Quand tu fus introduit au Palais de ma Reine, Quel ouvrage occupait son esprit et ses doigts ? Je vous ai déjà dit qu'elle criblait des poix. Des poix, les touchas-tu ? Je fis bien davantage, Car j'en mangeai ma part dedans un bon potage. Sache que l'enchanteur qui changea les géants Peut décevoir ton oeil, et ta main, et tes dents, Et qu'il l'a fait sans doute en cette circonstance, Je connais Dulcinée et sa magnificence Pour suivre Cléopâtre et nous traiter en Rois, Elle t'a fait servir des perles pour des poix, Admire sa grandeur, admire son adresse : Mais dis-moi que fis-tu ? Voilà cette Princesse. Réservons ce discours pour une autre saison. SCÈNE II. Don Lope, Dorotée, Reine de DE MiconMicon, son Écuyer, Cardénie. Jetez-vous à ses pieds. Oui c'est bien la raison. Fameux restaurateur de la chevalerie À qui sont réservés. Levez-vous je vous prie. Je ne me lève point. Je fuis. Écoutez-moi. C'est trop, vous vous moquez. Je fais ce que je dois. Vous choquez votre rang. Je demande une grâce. Madame levez-vous. Je sais que je vous lasse ; Mais je ne puis m'ôter de ces sacrés genoux, Que vous ne m'accordiez ce que je veux de vous. Je vous accorde tout, oui grande Princesse, Contre qui que ce soit, excepté ma maîtresse, Vous pouvez librement disposer de mon bras. Sans ces conditions je ne le voudrais pas. Accortise : de Accort, civil, complaisant, adroit ; qui se sait accomoder à l'humeur de personne avec qui il a affaire, pour réussir dans ses desseins. On a dit autrefois accortise et accortement. A-t-on jamais vu feindre avec tant d'accortise. Monsieur au moins. Tu veux dire quelque sottise. Sottise ou non sottise, il m'y faut bien penser. Et bien. Souvenez-vous de me récompenser, Et que l'île. Tais-toi. La faveur que j'espère Est de me voir remise au trône de mon père, Qu'un Géant orgueilleux occupe injustement, Et que pour procurer mon rétablissement Vous partiez avec nous dedans cette journée, Puis-je espérer ce bien. Ma parole est donnée : Mais avant que partir je voudrais bien savoir L'histoire des malheurs où nous allons pourvoir, Votre nom, vos parents, et quel sort favorable Vous a fait rencontrer ce désert effroyable, Où j'imite Amadis depuis deux ou trois jours. Je suis fille du Roi de.... Courons au secours, La mémoire lui manque ; adorable Princesse, Je ne m'étonne point qu'en l'ennui qui vous presse Vous ayez oublié jusques à votre nom, Et que vous descendez du grand Miconmicon ; Les extrêmes malheurs renversent la mémoire. Il est vrai ; mais pourtant poursuivons notre histoire, Le grand Miconmicon fut donc mon père et Roi, Ce brave et sage Prince eut tant de soin de moi, Sachant que je devais succéder à son trône, Qu'il me fit élever ainsi qu'une Amazone, Et voulut découvrir par art d'enchantement Quels seraient les progrès de mon gouvernement ; Après avoir dix ans feuilleté la magie, Fait, défait, et refait cent fois mon effigie, Ruiné ses sujets par des impôts nouveaux Pour avoir du papier, de l'encre et des flambeaux, Il découvrit en fin avec beaucoup de peine, Qu'il mourrait quelque jour, et que je serais Reine ; Mais que bientôt après un outrageux géant Entrerait dans ma terre et l'irait ravageant, Menaçant mes sujets de mort et de servage Si je ne consentais à notre mariage ; Mon père me cacha ce déplorable sort Jusqu'à ce qu'il se vît au moment de sa mort, Lors il me fit venir, et d'une voix mourante M'annonça le malheur qui me fait être errante ; M'assurant toutefois que mon mal finirait Si je me souvenais de ce qu'il me dirait, Et si je m'en souviens : Ce fut que dans l'Espagne Vivait un Chevalier qui courait la campagne, Les rues, les chemins, pour réparer les torts, Soutenir les petits, et renverser les forts, Que si quand le géant entrerait dans ma terre, Au lieu de m'amuser à lui faire la guerre, Je m'en allais chercher ce guerrier indompté, Il me retirerait de la captivité, Il se devait nommer Don Assote ou Gigotte. Vous vous trompez, Madame, il vous dit Don Quichotte. Il est vrai. Quelle adresse. Et quel couple de fous. Il me le dépeignit du tout semblable à vous, Haut, maigre, droit, bien fait du corps et du visage, Modéré, patient, doux, amoureux et sage, Et portant une marque au beau milieu du sein Couverte de trois poils ressemblants à du crin. Sanche délassez-moi, voyons si j'ai la marque, Et si je suis celui dont parle ce Monarque. Pour la marque et le poil j'en réponds. On vous croit. Mais elle est à côté. N'importe où qu'elle soit, C'est toujours une marque, entre amis peu de chose Ne doit jamais troubler le marché qu'on propose. La Princesse a raison. Ah le plaisant discours. Mon père dit encore que si par ce secours J'étais, comme il croyait, remise dans ma terre, Et qu'après sa victoire et la fin de la guerre, Ce vaillant Chevalier me voulut épouser, En ce cas il fallait ne le pas refuser ; Mais plutôt lui donner mon trône et ma personne. Sanche qu'en dites-vous ? Manquons-nous de couronne ? N'avons-nous point de Reine à qui nous marier ? Sur mon Dieu tout va bien ; mais je veux vous prier De conclure l'affaire, et de me donner l'île. Mon père mourut donc, je quittai notre ville Avec plusieurs des miens, dont la fidélité Se conservait encore dans mon adversité ; Nous avons sur la mer voyagé quatre années, Éprouvant le courroux des fières destinées, Toujours poussés des vents, toujours battus des flots, Toujours dans le péril, jamais dans le repos, Hélas combien de fois ai-je vu mon navire Au-dessus des vapeurs que le Soleil attire, Et tout à coup tomber d'un effroyable mont Dans le sable et l'horreur d'un abîme profond ! Hélas combien de fois au milieu de l'orage Ai-je flatté mes gens pour leur donner courage ! Hélas combien de fois ai-je trahi mon coeur Pour paraître hardie et leur cacher ma peur ! Si je voulais, Monsieur, vous dire les traverses Qui nous ont affligés dans nos routes diverses, Je mourrais de douleur, vous souffririez aussi, Et le Soleil demain nous reverrait ici, Je dirai seulement qu'après ce grand orage Mon vaisseau vint briser à dix pas du rivage, Et que de tous les miens la mer fut le tombeau, Nous étions sur un ais qui nous sauva de l'eau Cet écuyer et moi, sur le point que la Parque Tranchait les tristes jours de tous ceux de ma barque, Mon malheur fut si grand que je les vis périr À mes yeux, dans mes bras, et sans les secourir. D'où peut-elle tirer les discours qu'elle enfile ? Étant sortis de l'eau nous entrons dans la ville, Je m'informai de vous, un chacun vous connaît, Et de votre village, on me le montre au doigt, J'y cours pour vous trouver ; mais je fus avertie De votre généreuse et féconde sortie: Ce brave Chevalier qui vit bien mon souci, S'offrit courtoisement de me conduire ici, Au bruit de vos hauts faits, de qui la renommée Dedans toute l'Espagne et la Manche est semée. Vous ne médirez plus des chevaliers errants. Mon Seigneur Don Quichotte à la fin je me rends, Que votre Majesté future me pardonne. Levez-vous ; oui mon bras vous rendra la couronne, Incomparable Reine, et remettra la paix Dedans tous vos états pour durer à jamais, Cet orgueilleux Géant tombera sur la terre, Son sang étouffera les flambeaux de la guerre, Et vos pauvres sujets posséderont sous vous Un repos aussi long comme il leur sera doux. Sans doute. Quant à moi je ne veux que la gloire Que mérite le prix d'une telle victoire, v. 621, la conjugaison de cueillir est fautive. Cueillissez-en le fruit avec un autre amant; Je ne dois, ni ne puis vous parler autrement, Mon coeur est engagé, je suis à Dulcinée, C'est elle seulement qui fait ma destinée, Et tant qu'elle voudra me souffrir sans ses lois L'oiseau Phenix s'offrant je le refuserais : Ne vous offensez point d'un refus légitime, Parmi les gens d'honneur l'inconstance est un crime, Et vous-même, sans doute, après ce changement, Craindriez de recevoir un pareil traitement ; Que si de mes vertus vous êtes enflammée, Aimez-les seulement, aimez ma renommée, Et ne désirez pas qu'une infidélité Témoigne ma faiblesse à la postérité. Ne vous contraignez point mon désir est le vôtre. En fin il faut parler puis qu'il y va du notre. Quoi, Monsieur, est-ce ainsi que vous devenez roi, Vous refusez la Reine, et dites-nous pourquoi ? Alonce ou Dulcinée a-t-elle plus de grâce ? Que le diable l'emporte avec toute sa race, Elle en a cent fois moins, et ne mérite pas Que la Reine l'emploie à lui tirer les bas: Ainsi je croupirai toujours dans la misère, Et ne verrai jamais cette île que j'espère ; Si vous allez chercher des truffes en la mer, Et fuyez un parti qui vous doit couronner, Au diable soyez-vous, prenez cette Princesse, Et puis si vous voulez ayez une maîtresse, Qui peut vous empêcher d'aimer en deux endroits, Et qui voudrait choquer la volonté des Rois ? Après faites-moi Comte, ou me donnez cette île. Misérable damné, voilà bien du haut style, Ah n'était le respect de Madame. Arrêtez. Tu ne te rirais pas de tes méchancetés. La pièce est ravissante. Âme ingrate et grossière, Vous voyant élevé du fonds de la poussière Aux suprêmes grandeurs, vous payez ce bienfait En déchirant l'honneur de ceux qui vous l'ont fait. Qui peut avoir vaincu ce Géant indomptable, Et remis cette Reine en son trône adorable, Qui peut l'avoir soumise à mon affection, Qui peut vous avoir mis dans la possession De l'île la plus belle et la plus fortunée Qui soit dans l'univers, si ce n'est Dulcinée ; Car je tiens tout cela pour fait et pour passé, Sans elle au premier coup j'eusse été terrassé, La Reine n'eût jamais remonté sur son trône, Et vous seriez contraint de demander l'aumône. Ah Seigneur pardonnez à ma simplicité, Dans le ressentiment je me suis emporté, Aussi dorénavant je me coudrai la bouche Plutôt que de parler de chose qui vous touche ; Je voudrais seulement vous dire quatre mots, Qui me sont importants, et sont fort à propos : Si vous n'épousez pas cette charmante Reine Vous ne serez pas Roi. Ne te mets point en peine, C'est ma seule vertu qui me doit couronner. Et si vous n'êtes roi que pourrez-vous donner ? Voilà ce qui m'oblige à parler de la sorte, Voilà ce qui m'émeut, voilà ce qui m'emporte, Monsieur au nom de Dieu. Ne m'importune plus. Monsieur par vos discours. Ils seraient superflus. Sanche ne presse plus ce miroir de constance, J'approuve son refus et sa persévérance, Qu'il adore toujours cette rare beauté Qui dedans le Tobose a pris sa liberté, Et que de leurs amours quelque jour puisse naître Un guerrier qui surpasse et son père et ton maître ; Pour vous espérez tout de mon affection, Elle relèvera votre condition, Et vous aurez une île. Ah la bonne Princesse ! Que ne suis-je mon maître, après cette promesse Je suis plus satisfait que je ne fus jamais. Vous nous obligez trop, aussi je vous promets De n'épargner pour vous ni mon sang, ni ma vie. Pour accomplir l'effet d'une si noble envie, Il faut bientôt partir. Partons à l'instant. J'ai dans cette taverne un coche qui m'attend. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Don Fernande, Lucinde, deux des gens de Fernande. Il faut dîner ici devant que de partir, Lors que tout sera prêt qu'on nous fasse avertir, Allez y donner ordre. Enfin je puis, Madame, Prendre la liberté de parler de ma flamme ; En vain pour vous sauver de mon affection, Vous m'opposiez les murs d'une Religion, Et les secrets respects que nous devons aux Temples, L'Amour trouve partout des chemins assez amples, Et la nécessité que produisent ses lois Viole impunément toute sorte de droits. Oui j'ai rompu pour vous les murs d'un monastère ; Mais qui peut m'accuser, un Dieu me l'a fait faire, C'est lui qui m'a poussé dedans tous mes desseins, Il enflamma mon coeur, il m'a presté ses mains ; Mais des mains qui portaient des foudres de vengeance, Qui devaient éclater en cas de résistance : C'est peu d'avoir rompu des murs et des cloisons, Pour mettre tout en feu je portais des tisons, C'est peu d'avoir causé des soupirs et des larmes, Pour répandre du sang j'avais la main aux armes, Si quelqu'un à mes voeux eût voulu s'opposer, J'eusse mis en usage et la flamme et le fer ; En vain pour divertir mes fureurs légitimes On m'eût représenté que je faisais des crimes, Ma résolution ne se pouvait changer, Je devais vous avoir, mourir, ou me venger. Croyez-vous de m'avoir ? C'est bien ce que je pense. Que vous êtes trompé ! Ce n'est pas ma créance, Ni la vôtre non plus, vous avez trop d'esprit. Vous retenez mon corps. Et cela me suffit. Que vous connaissez mal la liberté de l'âme. Que vous connaissez mal le pouvoir de ma flamme. La mienne. Peut changer. Ne l'espérez jamais. Le temps. Vous trompera. Mais j'aime. Mais je hais. Ah ne vous flattez point, je suis à Cardenie, Vous n'avancerez rien par votre tyrannie, Les maux qu'elle me fait accroîtront chaque jour Et ma haine pour vous, et pour lui mon amour. Préférer Cardenie à Fernande, à vous-même. À la couronne, au sceptre. Il vous fuit. Mais je l'aime. N'accorderez-vous rien à ma condition ? N'accorderez-vous rien à mon affection ? Que voudrait-elle ? Enfin son âme se relâche ; Relâchez donc mon coeur, faites un peu le lâche, Jetons-nous à ses pieds. Ah Dieux que faites-vous ? Seigneur permettez-moi d'embrasser vos genoux, Et de vous supplier. Ah levez-vous, Madame. Par votre illustre nom, par l'honneur, par ma flamme, Et par les qualités qui vous font estimer, D'avoir pitié de moi. Je veux. Quoi ? Vous aimer. Haïssez-moi plutôt je suis digne de haine, C'est moi de qui l'amour vous donne tant de peine, Et dont l'ingratitude et l'incivilité Abusent sans respect de votre qualité. Mais vous êtes Lucinde. Oui cette misérable. Que j'aimerai toujours. Et qui n'est point aimable. Cessez de blasphémer, aimez-vous, aimez-moi. Conservez mon honneur. Récompensez ma foi. Ce que vous désirez n'est pas en ma puissance, Je connais votre amour, je sais votre naissance, Et de combien d'honneur vous voulez me combler ; Mais un ordre puissant, et qu'on ne peut troubler, Dispose de mon sort avec tant de caprice, Qu'il ne m'est pas permis de me faire justice; Oui dans tous mes projets ses tyranniques lois M'ôtent absolument la liberté du choix, Il faut que j'obéisse à cette tyrannie, Outre que mon honneur m'oblige à Cardenie : Seigneur, considérez son amour et le mien, Seigneur, considérez mon malheur et le sien ; Deux ans se sont passés depuis que nos deux âmes Se sentirent brûler par de communes flammes ; Tout semblait conspirer à nos contentements, L'Espagne n'avait point de plus heureux amants, Et nous imaginions qu'une perte commune Pouvait seule troubler notre bonne fortune : Hélas qu'en cet instant notre état est changé ! Que nous sommes punis, que vous êtes vengé ! Depuis que l'intérêt, ce monstre abominable, A corrompu pour vous un père impitoyable, Chaque jour, chaque instant par de nouveaux malheurs Sollicite nos yeux à répandre des pleurs : Ce misérable amant pressé de jalousie Abandonne les siens, quitte l'Andalousie, Va peut-être mourir et d'amour et d'ennui, Et je ne le suis point, et je vis après lui ; Meurs misérable meurs de douleur ou de honte. Je lui résiste en vain la pitié me surmonte: Mouvements de fureur qu'êtes-vous devenus, Depuis qu'elle a parlé vous ne me parlez plus ? Fiers et lâches désirs, sanglants bourreaux de l'âme, Qui m'inspiriez naguères et le fer et la flamme, Conseillers violents, tyranniques projets, Si vous fustes mes Rois, vous serez mes sujets : Vieux et cruels tyrans il faut que je vous chasse, Et qu'enfin la raison reprenne votre place ; C'en est fait je me rends, Madame apaisez-vous. Ah laissez-moi mourir. Vivez pour votre époux, Vivez pour Cardenie. Ah Seigneur ! Je lui cède ; Oui Madame, il vous plaît, je veux qu'il vous possède. Puis-je m'en assurer ? Pouvez-vous en douter ? Qui peut vous égaler ? Qui peut vous résister ? SCÈNE II. Premier valet de Fernande, Fernande, Lucinde. Monsieur on vous attend. Aurons-nous compagnie ? Un jeune Chevalier qu'on nomme Cardenie. Qu'on nomme. Cardenie, arrivait comme nous. Ce nom vous a surprise. Il est vrai qu'il m'est doux. Il conduit une Dame assez bien ajustée ; Mais belle au dernier point. Son nom ? C'est Dorotée. C'est. Dorotée. Et quoi ce nom vous interdit. Et venge à même temps ce que je vous ai dit; Le désir de les voir sensiblement me presse. Serait-ce mon amant ? Serait-ce ma maîtresse ? Puis-je espérer cet heur ? Puis-je attendre ce bien ? Allons donc. Je crains tout, et je n'espère rien. SCÈNE III. Don Quichotte, L'Éucyer de la Reine de Miconmicon. Vous devez espérer que votre grande Reine Bientôt dans ses États terminera sa peine, Suffit, je l'entreprends, et lui preste mon bras : Mais d'où peut procéder que nous ne partons pas ? Je brûle de combattre, et mon impatience Se plaint de ce séjour contre ma conscience ; Car vous devez savoir qu'en ce siècle de fer, Où l'on voit en tous lieux le vice triompher, Je suis né pour l'abattre, et remettre en sa gloire Ce bel âge doré dont parle la mémoire, Heureux âge à bon droit appelé l'âge d'or, Oui par mes beaux exploits tu dois revivre encor, L'univers reverra cette belle innocence Qui te fit estimer au point de ta naissance, Et cette égalité de biens et de désirs, Dont tu tiras jadis tant de parfaits plaisirs : Vous qui par cent ressorts, par cent noires pratiques, Sous des noms spécieux de sages Politiques, Violez la nature et détruisez ses droits, Songez à vous ranger sous de plus justes lois ; Vous dont l'ambition va jusqu'à l'insolence, Qui croyez n'être rien si quelqu'un vous devance, Vous qui faites périr tant d'hommes sur les eaux Pour vous faire adorer dans des mondes nouveaux, Déssiller : ouvrir les yeux. Se dit figurément des yeux de l'esprit. [F] Dessillez-vous les yeux, voyez ce que vous faites, Et ce que vous serez après ce que vous êtes. Et vous braves Héros, qui sans cesse veillez Au rétablissement des Princes dépouillés, Cessez de vous troubler, et de troubler la terre, Venez apprendre ici l'art de faire la guerre, Ne vous amusés plus à faire des combats Qui coûtent tant de sang, et qui ne servent pas, Un Chevalier errant avecques moins de peine, Et par un seul combat rétablit une Reine. En effet il est vrai. L'histoire nous apprend Qu'un novice en notre art en peut rétablir cent, Aller jusqu'aux Enfers combattre avec la Parque, Faire plonger Charon, et passer dans sa barque, Couper d'un seul revers la tête à dix Géants, Voir un gouffre effroyable et se jeter dedans, Détruire des Lutins, et surmonter des charmes, Sont les moindres effets que produisent nos armes : Voyez si tous les Rois étaient soigneux d'avoir De pareils Chevaliers, quel serait leur pouvoir ? Grand sans doute. Il est vrai, mais toute la Noblesse Méprise le travail, se perd dans la mollesse, Néglige la vertu, n'y trouve point d'appas À cause seulement qu'on ne la corrompt pas ; Ah siècle dépravé ! Mais que veut Sancho Pance. SCÈNE IV. Sancho, Don Quichotte, L'Écuyer de la Reine. Monsieur vous pouvez bien me donner votre lance, Et remettre à l'arçon l'armet ou le bassin. Pourquoi ? Parce. Réponds. L'aventure est à fin. La Reine est satisfaite, et dans cette taverne, Dieu sait, et nous aussi, comme elle se gouverne, Un jeune Chevalier la tient entre ses bras, Qui lui parle d'amour, la baise à chaque pas, Elle le baise aussi, bref ce sont des merveilles. Vous devez vous tromper. Croirai-je à mes oreilles. Monseigneur l'Écuyer croyez que pour ce point J'ai des yeux clairs-voyants et qui ne trompent point, Votre maîtresse a tort d'abuser de mon maître, Et s'il croit mon conseil il vous fera connaître. Taisez-vous. Je ne puis, c'est un trop lâche tour. Vous vous échauffez trop. Perdre une île en un jour. Eussiez-vous plus de barbe, et fût votre visage Moins semblable à celui d'un barbier de village, Que je connais fort bien, vous apprendrez enfin Que s'attaquer à nous ce n'est pas être fin, Et que votre maîtresse. Ah vous devriez vous taire. D'une Reine. Elle l'est aussi peu que ma mère. Vous perdez le respect. Ce n'est pas là mon mal. Monsieur il faut venger. Tais-toi gros animal, Je crois certainement que ce n'est qu'un mensonge. Le bonhomme a dormi, c'est volontiers un songe. Je ne dors ni ne songe, et vous vous méprenez, Vous ne le croyez pas, venez le voir venez, Ils sont peut-être encore ; mais ils sortent, courage. SCÈNE V. Don Fernande, La Reine, Cardénie, Lucinde, Don Lope, Don Quichotte, Sancho. Oui nous le conduirons jusques à votre village, Je veux que ma maîtresse achève ce dessein. C'est lui. Découvrez-vous et quittez-moi la main. Qui l'eût dit mon cher coeur. Et qui l'eût cru ma vie. Que Fernande eût flatté notre amoureuse envie. Et qu'après tant de pleurs répandus vainement Le ciel nous réservât tant de contentement : Mais écoutons ceci. Je viens, ma belle Dame, D'écouter un discours qui vous charge de blâme, Il est bien vrai pourtant que je ne le crois pas, L'on dit que doutant du pouvoir de mon bras, Vous aviez résolu de n'être plus Princesse, Et de couler ici vos jours dans la bassesse, Avec un Chevalier dont les yeux languissants Répandent un venin qui vous charme les sens; Si le Roi votre père agit en ceste chose, S'il a peu faire en vous cette métamorphose, Après ce qu'il a dit, après ce qu'il a cru De mon noble courage, et de votre vertu, Je dis que le bon Prince est homme de caprice, Ou du tout ignorant au fait de la milice; S'il avait feuilleté les livres comme moi, Il aurait moins de crainte, et beaucoup plus de foi ; S'il voyait renverser quatre géants par terre Artus : (Arthur) roi de Grande-Bretagne au VIème siècle, fameux dans les romans de la Table-Ronde. La vie de ce personnage est tellement mélée des fables que son existence même est problématique. [B] Frappez du jeune bras d'Artus roi d'Angleterre, La Rocalpine prise, et cent Princes remis Par un seul Gerilon qui fut de leurs amis, Et qui sans l'offenser n'était pas plus qu'un autre, Il espérerait mieux de votre heur et du notre : Croyez-moi rejetez tous ces lâches conseils, Rien ne peut résister au bras de mes pareils, Il est tout assuré que j'aurai la victoire, Et que je vous rendrai la couronne et la gloire. Seigneur qui vous a fait ce discours inventé ? Sanche mon écuyer. L'avez-vous écouté Sans vous mettre en colère et venger mon offense ? Venez-ça malheureux. Approchez Seigneur Pance. Et bien que vous plaît-il ? Quel démon t'a séduit À me faire un discours qui te perd et me nuit ? Réponds traître. J'ai vu. Tu persistes. N'importe, J'ai vu ce que j'ai dit, ou le diable m'emporte, Et vous me faites tort de me traiter ainsi, Monsieur qui la baisait vous le peut dire aussi, Et ces autres Messieurs qui l'auront vu sans doute, Car ils étaient présents. Faut-il que je t'écoute. Il a vu notre accueil, mais il faut esquiver. Je ne sais comme quoi vous pourrez vous sauver. En voici le moyen, écoutez ma pensée. Je crois qu'en ce discours qui m'a tant offensée, Don Sanche pourrait bien pécher innocemment, Qui sait s'il n'a point vu par quelque enchantement De ceux qui tous les jours persécutent son maître, Ce qu'il a rapporté. Cela pourrait bien être. Madame sur ma foi vous avez deviné, Ce pauvre malheureux est grossier et mal né ; Mais il n'a pas l'esprit capable de malice. Qu'on lui pardonne donc, et qu'il se convertisse. Que la Reine soit Reine, il est fort bon pour moi, J'en ai bien du plaisir, et vous savez pourquoi ; Mais j'en doute. Insolent. Et bien je le veux croire. Retiens dorénavant dans ta faible mémoire Que dedans ce château tout n'est qu'enchantement. Bernement : Action de berner ; manière dont une personne est bernée. [F] Retranchez de ce conte au moins mon bernement, Je sais qu'il fut réel, et mes côtes froissées M'empêcheront toujours de changer de pensées ; Mais baste. Approche-toi, je veux t'entretenir ; Ne sachant en quel temps je pourrai revenir De ce lointain voyage où la gloire m'appelle, Il est fort à propos d'en avertir ma belle, L'assurer de ma flamme, et lui faire savoir Le déplaisir que j'ai de partir sans la voir : Madame vous plaît-il me donner la licence D'écrire quatre mots. J'aime votre constance, Je vous l'ai déjà dit, et chéris un guerrier Qui sait mêler le myrte avecque le laurier, Allez nous vous suivons. Le plaisant personnage ! Il vaudrait mieux qu'il fût moins constant et plus sage. Laissons-le comme il est, et tâchons seulement Qu'il nous puisse donner du divertissement, Avant que de partir de cette hostellerie Il nous faut inventer quelque galanterie, Lui faire pièce entière, et ne rien oublier Pour ramener chez lui notre grand Chevalier ; Nous pouvons rencontrer avec un peu d'étude Les plaisirs de la Cour dedans la solitude : Allons y travailler, ne perdons point de temps, Et montrons désormais que nous sommes contents. ACTE IV FERNANDE, LUCINDE, CARDENIE, DOROTEE, DON QUICHOTTE, SANCHO, DON LOPE, et c. SCÈNE PREMIÈRE. Je vous l'ai déjà dit à ma confusion, J'eus tort de traverser votre sainte union ; Aussi pour réparer autant qu'il m'est possible La faute que je fis, qui vous fut si nuisible, Qui trahit mon amour, qui blessa mon honneur, Je veux m'intéresser dedans votre bonheur, Faire que vos parents approuvent votre flamme, Vous donnent un époux, vous donnent une femme ; Mais un époux chéri, mais ce parfait amant ; Mais une femme aimable, et cet objet charmant. Un si rare bienfait. N'égale pas mon crime, L'un fut déraisonnable, et l'autre est légitime ; N'en parlons plus de grâce, oublions le passé, Que votre mal fut grand ! Qu'il est récompensé ! Que je vous fus cruel ! Combien doux vous nous êtes ! Mais qu'est-ce que j'ai fait ! Mais qu'est-ce que vous faites ! Oui, Seigneur, il est vrai qu'un si rare bienfait Surpasse infiniment le mal qu'on nous a fait ; Le soin que vous prenez de finir nos misères. Sont de mon repentir des preuves trop légères : Mais de grâce laissons ce discours sur ce point. Je vous cède, Seigneur, et ne réplique point. Et vous dont la confiance aggrave ma faiblesse, Parfaite Dorotée, adorable maîtresse, Me pardonnerez-vous ? En pouvez-vous douter, Puis-je le refuser ? Puis-je le mériter ? Vous êtes mon Fernande. Et vous ma Dorotée. Que j'aimerai toujours. Mais je vous ai quittée. Les beautés de Madame excusent votre erreur. Mais trêve à ce discours, voici notre Empereur. SCÈNE II. Don Quichotte, Sancho, Dorotée, ou la Reine de Miconmicon, Fernande, etc. Déjà de toutes parts la terre est éclairée, Nérée : Dieu marin, fis de l'Océan et de Thétys, épousa Doris et fut le pères des Néréides. [B] Apollon a quitté la couche de Nerée, Les étoiles de peur se cachent à nos yeux Sous un épais manteau de la couleur des cieux, Il semble qu'au sommet les montagnes s'allument, Que les bois soient dorés, et que les plaines fument. Déjà les laboureurs mènent leurs boeufs aux champs, Tous les coqs du logis ont achevé leurs chants, Mille oiseaux éveillés d'une voix ravissante, Saluent à l'envi la lumière naissante, L'ombre s'évanouit, la clarté suit ses pas, Et bref il est grand jour et nous ne partons pas. Déjà dedans Séville à la place publique On entend jargonner maint courtaud de boutique, Déjà l'on voit trotter nombre de crocheteurs, De pages, de laquais, et de solliciteurs, Et déjà maint buveur pour soulager sa tête Dedans le cabaret prend du poil de la bête, Ici dans le logis tout le monde est debout, La maîtresse a soufflé les chandelles par tout, L'hôte les bras troussés, et le bonnet en tête, Goûte du bout du doigt les sauces qu'il apprête, Déjà le marmiton commence de couper La cuisse d'un poulet qui resta du souper, Déjà de tous côtés les poules déjuchées Vont becquer près du coq pour être recherchées, La plupart des pigeons ont déjà pris l'essor, Le vacher a donné le dernier coup de cor, Fouger : Terme de chasse, qui se dit du sanglier, quand il arrache les racines des fougères et autres plantes. [F] La truie et ses cochons vont fouger dans la plaine, Aveine : Avoine. Espèce de menu grain qui sert à nourrir les chevaux. [F] Rossinante et Grifon ronflent après l'aveine Plutôt qu'après le jour de nos sanglants combats, Et bref il est grand jour et nous ne partons pas. J'approuve les effets de votre impatience, Oui Seigneur Chevalier, et vous valeureux Pance, Je n'arrêterai plus votre bras indompté, Je me passerais bien de cette qualité, Celle de Gouverneur sonne mieux ce me semble, Je vous veux honorer de toutes deux ensemble, Et peut-être, suffit; le temps en fera foi. Elle veut m'épouser et me couronner Roi, Ces discours ambigus m'en donnent témoignage ; Allez après cela demeurer au village. Mais d'où vient-il Seigneur qu'un guerrier tel que vous, Que Mars ne saurait voir sans en être jaloux, L'asile des sujets, le bouclier des Monarques, Le visible Démon qui fait régner les Parques, L'ennemi de la paix, la terreur des tyrans, Le foudre des combats, le roi des conquérants, Un Chevalier errant nourri dans les alarmes, Que Don Quichotte en fin est aujourd'hui sans armes ? Aujourd'hui qu'il nous faut préparer au combat, Qu'on est prêt à partir, paraître en cet état ; Ah Seigneur pardonnez à mon impatience Si j'ose vous blâmer d'un peu de négligence, Quand je verrais briller le fer qui me défend Je serais plus hardie, et vous plus triomphant. Que j'aime ces transports en une âme Royale, Et que je suis ravi de vous voir martiale, Oui, Madame, il est vrai que je devrais porter Ces foudres éclatants qui me font redouter, Avoir ma lance en main, avoir mon casque en tête, Et n'être pas réduit à craindre une défaite ; Car comme qu'il en soit on peut être battu Sans ces beaux instruments dont se sert la vertu : Aussi ne croyez pas, généreuse Princesse, Que l'état où je suis soit un coup de jeunesse, Pour être désormais plus propre à vous servir J'ai baillé ce matin mes armes à fourbir, Elles avoient besoin d'être un peu dérouillées, Pour en ôter le sang qui les avait souillées, L'hôte a pris cette charge avecque vanité, Et je crois qu'à cett'heure il s'en est acquitté. Seigneur il serait bon de faire diligence, Et de partir bientôt. Sanche vite ma lance, Mon armet. Je reviens. Le chemin le plus droit Est par notre village, et puis par le détroit, Si les contraires vents ne nous font point la guerre, Vous pourrez dans dix ans surgir à votre terre. Je n'en ai mis que quatre et la moitié d'un jour Pour venir jusques ici, je crois qu'à ce retour Il n'en faudra pas tant, car la saison est belle. Et nous allons entrer dans la lune nouvelle. La plaisante raison. Qu'il a l'esprit perdu. SCÈNE III. Le Barbier, Sancho, Don Quichotte, etc. Larron rends ce bassin. Si tu fais l'entendu Je te l'écraserai sur le front. Rends-le traître. Tu me l'as dérobé. Tu mens ce fut mon maître. Qui le prit et le tient pour l'armet de Mambrin ; Quoi tu veux soutenir que c'est là ton bassin, Pauvre homme je veux bien que le diable m'emporte, Oyat : conjugaison du verbe ouïr ; entendre. Si mon maître t'oyat parler de cette sorte Il te tordrait le cou. Que veut cet Écuyer ? Monsieur vous vous trompez, je ne suis qu'un Barbier ; Mais fort homme d'honneur, et qui veux qu'on me rende Ce bassin qu'on m'a pris. Ah la belle demande, Quoi c'est là ton bassin ? Oui je vous le promets. Ce n'est pas un armet ? Ni le fut jamais. Retirez-vous ami, votre discours me lasse. Rendez-moi mon bassin, faites-moi cette grâce. Qui vous l'a dérobé ? Vous-même l'avez pris. Je le tiens pour armet, pour tel je l'ai conquis, Et pour tel tous les jours je le mets en usage ; Mais pour mieux vous ôter toute sorte d'ombrage, Je veux que ces Messieurs fassent jugement. Je vais prendre les voix. Voyez-le seulement ; Quoi que mon maître ait dit la salade est perdue Puis qu'on la doit juger au rapport de la vue, Et j'infère de là qu'il n'est pas le plus fin. Bonhomme allez ailleurs chercher votre bassin, Celui-ci, de l'avis de cette compagnie, Doit passer pour armet tout le temps de sa vie, Consolez-vous, adieu pour la dernière fois. À ce que je puis voir les plus forts font les lois. SCÈNE IV. Deux archers, Le Barbier. Messieurs soyez témoins de cette violence, Celui que vous voyez appuyé sur sa lance Me retient mon bassin, qu'il dit être un armet. Vous vous trompez Barbier. Il faut voir ce que c'est. Quoi que par les statuts de la vieille milice Je me puisse moquer des formes de justice, Et qu'il nous soit permis de donner mille coups A tout autant d'Archers qui s'approchent de nous, Je veux bien vous montrer qu'en sa colère extrême Un Chevalier errant se sait vaincre soi-même ; Voyez si cet armet fut jamais un bassin. Il est trop avéré c'est l'armet de Mambrin. C'est un casque bien fait. Et de fort bonne marque. Il mérite l'honneur d'armer un tel Monarque. Qui le prend pour bassin, un démon le déçoit. En fin c'est un armet, cela se touche au doigt. C'est sans doute une fourbe. Et bien que vous en semble ? Que diront-ils ? Parlez. Ce pauvre Barbier tremble. Si nous étions en nombre un peu moins inégal, Nous vous ferions bien voir que vous parlez fort mal ; Mais baste, et pour l'armet Dieu sait ce qu'il doit être, Ce serait fort bien fait de le rendre à son maître, Ce pauvre homme à son conte aurait ce qu'il prétend. Monsieur parle fort bien, et monstre qu'il l'entend. Insolent, est-ce ainsi que le vin vous emporte, Quoi vous vous attaquez à des gens de ma sorte, Savez-vous qui je suis ? Ils ne disent plus mot. Songez que vous parlez au vaillant Don Quichotte. C'est lui que nous cherchons. J'ai pouvoir de le prendre. Secours à la Justice. Osez-vous l'entreprendre ? J'ai mon décret en main qui contient mon pouvoir. Celui qui l'a signé sait bien mal son devoir, Qu'il feuillette s'il veut toutes les histoires, Il verra des combats, il verra des victoires, Des Chevaliers tués, d'autres mis aux abois, Des chevaux dérobés dans l'épaisseur des bois ; Mais il ne verra point que jamais la justice Ait signé des décrets pour prison, ou supplice, Contre des Chevaliers de ma condition. Vous n'échapperez pas par cette invention, Messieurs, de par le Roi, permettez qu'on l'emmène, Si vous nous empêchez vous en serez en peine. Enfin c'est trop souffert. Messieurs retirez-vous, Vous ne sauriez d'ici remporter que des coups. Si j'appelle nos gens, messieurs de la jaquette, Ils vous la housseront de cent coups de baguette. Si vous ne décampez, on vous traitera mal. De votre empêchement je ferai mon verbal. Mon bassin est perdu la chose est trop certaine, J'en ferais désormais une poursuite vaine, Il faut l'abandonner aux mains de ces voleurs, Que ta perte bassin me va coûter de pleurs. Il s'en va le pauvret plein de mélancolie. Voyez dans quel danger le portait sa folie, Quelle risque courait ce brave conquérant, Malgré sa qualité de Chevalier errant, Sans nous s'en était fait, la valeur était prise; Mais de grâce, Seigneur, achevons l'entreprise, Ramenons en ce fou. C'est bien là mon désir ; Mais nous en parlerons tout à l'heure à loisir. Et bien ne voilà pas une belle justice ? On traite la vertu de même que le vice, Celui qui nuit et jour court à travers champs Pour soutenir les bons et punir les méchants, Qui n'a jamais commis n'y souffert aucun crime, Déplaît à la Justice, on le veut pour victime, Ô Ciel ! Ô temps ! Ô moeurs! Ô comble de malheur ! La terreur des brigands est pris pour un voleur ; Quoi ? Faut-il que je souffre un si sensible outrage, Et que la lâcheté triomphe du courage ? Traîtres dont le seul nom imprime de l'horreur, Ministres de l'envie, objets de ma fureur, Infâmes ennemis de mes nobles conquêtes, Archers vous apprendrez qui je suis, qui vous êtes, Ce bras me peut venger, ce bras vous doit punir. Tâchez de l'attraper et de le retenir. Je crains quelque malheur, partons je vous supplie. Avant que la guérir rions de sa folie. Tout ce qu'il vous plaira. J'ai déjà disposé Ce qui sert au dessein que j'avais proposé, La fille de l'hôtesse est adroite et plaisante, Il faut la déguiser en damoiselle errante, Et lui faire conter quelque étrange malheur Qui l'oblige à chercher l'appui de sa valeur ; J'en ai l'invention qui me semble assez belle, Et je vous promets bien qu'elle sera nouvelle ; Ce grand cheval de bois que l'hôte m'a fait voir Nous pourra bien servir pour le mieux décevoir. Allons préparer tout, je veux que chacun die Que ce seul incident vaut une Comédie. ACTE V LA REINE DE MICONMICON, DON FERNANDE, DON QUICHOTTE, DON LOPE, CARDENIE. LUCINDE, BARBERO, SANCHO. SCÈNE PREMIÈRE. Puis qu'il faut aujourd'hui commencer le voyage Qui me doit rétablir dedans mon héritage, J'ai cru de mon devoir de vous assembler tous, Pour pouvoir sur ce point prendre conseil de vous. Je sais que la valeur du brave Don Quichotte Peut seule recouvrer la couronne qu'on m'ôte, Que sans aucun secours son bras peut me venger ; Mais il faut craindre tout, et ne rien négliger : Le Géant qui se veut maintenir dans ma terre A fait depuis quatre ans des appareils de guerre, Pour pouvoir résister à des puissants efforts, Il garde nuit et jour la frontière et les ports, Cent mille régiments composent son armée, Au moins si nous devons croire la renommée, Gens hardis et cruels qui meurent dans leur rang, Qui mangent les corps morts, et qui boivent leur sang, Je serais donc d'avis d'envoyer le bon Sanche De la part de son maître, aux villes de la Manche, Pour lever seulement deux cent mille soldats. Toute l'Espagne en corps ne les fournirait pas, Et puis les demandant de la part de mon maître, Qui diable pensez-vous qui me voulût connaître ? Si vous n'avez recours à de meilleurs conseils Vous errerez longtemps. Est-ce de tes pareils Que Madame attendait un conseil salutaire ? Peux-tu savoir parler qui ne te saurais taire ? Maudit. Apaisez-vous songeons au principal : Mais que veut ce tambour ? Il ne sonne pas mal. SCÈNE II. Messeigneurs qui de vous est le grand Don Quichotte ? C'est celui-là qui porte un bassin pour calotte. C'est moi, que me veux-tu ? Le plaisant compliment. Serait-ce point encore quelqu'autre enchantement ? La Comtesse Trifalde et sa troupe enchantée, Que les Magiciens ont tant persécutée, Désire de vous voir et vous entretenir. Madame vous plaît-il qu'on la fasse venir ? Oui. Qu'elle vienne donc, je suis prêt de l'entendre. Et moi je suis tout prêt à ne la pas attendre, Arrêtez Seigneur Pance on a besoin de vous. Me voudrait-on berner ? Craindre étant parmi nous. Ah ce manque de coeur ne m'est pas agréable. Hasard, demeurons donc. SCÈNE III. La Comtesse Trifalde, et sa suite. Quel port si vénérable ! Et quel deuil si profond ! Voilà ce grand Héros, Qui vous doit redonner l'honneur et le repos. Mes filles adorons ce guerrier indomptable. Madame levez-vous. La pièce est agréable, Et nous divertira. Puisqu'il vous plaît, Seigneur, Je relève mon corps, mais j'abaisse mon coeur. À tous les sentiments que l'humilité donne Devant une si noble et si grande personne. Que vous plaît-il de moi, dites-le franchement ? Un bien qui doit borner un extrême tourment. D'où peut-il procéder contez-nous en l'histoire. Hélas ! faut-il encore rappeler la mémoire Des travaux infinis que nous avons soufferts Depuis que Malembrun nous détient dans ses fers. Oui sans doute il le faut, puis qu'on nous le commande, Encore que la peine en dût être plus grande. Près du Cap Carmorin entre ce bras de mer Que le Sud mutiné fait souvent écumer, Et la grand' Tabrobane est un puissant royaume Fertile en hannetons, très-abondant en chaume, Qui dans chaque saison donne à ses habitants Et les fleurs de l'automne, et les fruits du printemps : Magunce commandait cette fertile terre, Veuve d'Archipela qui mourut à la guerre ; Elle avait une fille excellente en beauté, Pour qui se réservait l'heur de la Royauté; Cette parfaite Infante est commise en ma garde, Comme un Soleil levant un chacun la regarde, Tous les Princes voisins brûlés de son amour Se parent à l'envi pour lui faire la cour ; Don Claviche sur tous emploie l'artifice Pour lui faire agréer l'offre de son service, C'était un Chevalier dont la condition Faisait un grand obstacle à sa prétention ; Mais adroit, mais mutin, s'il en fut sur la terre, Moqueur, et qui faisait parler une guitare, Au reste bon Poète et parfait baladin, Dans presque tous les arts il sut le fin du fin, Et pouvait au besoin tirer des avantages De celui qu'il savait de bien faire des cages, Si la nécessité l'eût voulu talonner. Il mérite l'Infante, on la lui doit donner, Ses rares qualités me charment, je l'avoue ; Mais à n'en pas mentir, j'ai bien peur qu'on nous joue. Son mérite pourtant n'eût pas eu le pouvoir De corrompre l'Infante, et de la décevoir, Si ce faux Enchanteur ne m'eût plutôt déçue; Car ma fille jamais ne partait de ma vue : Il fut un jour entier à me persuader De laisser prendre un fort que je devais garder, Et je crois qu'à la fin il eût perdu sa peine S'il ne se fût servi de sa voix de sirène Pour chanter quelques vers qu'il avait composés, Et dont il enchanta nos esprits peu rusés. Ces vers disaient ainsi ; Belle Antonomasie, « C'est trop de cruauté De me vouloir punir par la fin de ma vie De ma fidélité. » Mon coeur à ce discours céda sans résistance, Claviche eut dès ce jour l'Infante en sa puissance ; Mais non pas sans jurer qu'il serait son époux, Et ma fille trouva son entretient si doux Qu'elle le voulait voir chaque jour à toute heure : Hélas ! c'est bien ici qu'il faudra que je pleure, L'Infante devint grosse, et sa mère le sut, Qui pourrait exprimer le deuil qu'elle en conçut Ferait voir un prodige, et quoi qu'en dit l'histoire Le plus crédule esprit aurait peine à le croire, Suffit que dans trois jours il fallut l'enterrer. Elle était doncques morte. On peut bien l'inférer, Puis que l'on l'enterrait. Est-ce chose inouïe Qu'on enterre une femme étant évanouie. Non, mais cette Princesse était morte en effet. Il me semble pourtant que c'eût été bien fait De prendre moins à coeur cette grande tristesse, Et de ne pas mourir, mais tomber en faiblesse ; Car vivant on donne ordre à plusieurs accidents, Puis ceux que vous contez ne sont pas des plus grands ; Claviche est Chevalier, et comme dit mon maître, S'il n'est à présent Roi suffit qu'il le peut être ; Si l'Infante eût choisi quelqu'un de ses valets, La Reine eût eu raison de faire des regrets, Et même de mourir ; mais quoi qu'elle ait peu croire Le choix d'un Chevalier n'ôte rien à sa gloire, Surtout s'il fut errant ; car voilà le moyen De se faire Empereur, et de gagner du bien. Oui, mais voyons la fin de cette tragédie. Magunce étant donc morte et non évanouie, Le Géant Malembrun, cet insigne Enchanteur, Voulut venger sa mort, car elle était sa soeur, Croyant que nous eussions hasté ce coup funeste. Il se trompait sans doute. Oui je vous le proteste. L'Infante, Don Claviche, et moi couverts de deuil, De pleurs et de cheveux, honorions son cercueil, Et la troupe funèbre autour de nous rangée Tâchait à consoler la Princesse affligée, Quand du creux du sépulcre il sortit une voix, Et Malembrun monté sur un cheval de bois : Tel apparut Achille aux Princes de la Grèce, Lorsqu'il leur demanda la mort de sa maîtresse; À cet horrible aspect le sang nous gèle à tous, Don Claviche à l'instant tombe sur ses genoux, S'appuie sur ses mains, sa figure se change, Il devient crocodile. Ah l'aventure étrange ! L'Infante à cet objet se laisse choir aussi, Son corps à même temps nous paraît raccourci, Son habit qui fut noir, prend la couleur tannée, Basanée : hâlé, brûlé ; qui a le teint olivâtre, et tirant sur le noir. [F] Ses bras se font velus, sa face basanée, Elle n'a plus de voix, ni plus de sentiment, Et bref elle est de bronze ainsi que son amant, Ayant d'une guenon la parfaite figure. On n'a jamais écrit une telle aventure. Heureux le Chevalier qui la doit mettre à fin. Vous savez bien qui c'est, mais vous faites le fin. Peut-être. Cette histoire est la plus ravissante Qu'on puisse raconter. Elle est divertissante. Et cette Dame ici ne la traite pas mal. Ces amants donc changés en monstres de métal, Cet Enchanteur voulait poursuivre sa vengeance, Et laver dans mon sang ses mains et mon offense, Il descend du cheval, tire son coutelas, Je veux fuir sa fureur, je tombe au premier pas, Mes compagnes aussi se renversent par terre, Le voilà près de nous avec son cimeterre, Chacune attend le coup qui doit finir ses jours : Lui qui sait que les maux sont légers s'ils sont courts, S'arrête tout à coup, et condamne l'envie Qu'il eut auparavant d'abréger notre vie. Vivez, dit-il, vivez exécrables tisons Et des feux de l'Amour et de ses trahisons, Pour punir dignement vos infâmes pratiques, Je m'en vais vous donner des barbes authentiques, Qui durant deux mille ans feront connaître à tous L'horreur de votre crime, et mon juste courroux : Soudain qu'il eut tenu ce funeste langage Une forêt de poil nous couvrit le visage, Et ternit la blancheur de nos teints déliés, En fin nous devenons comme vous nous voyez. Ah Dieu qu'ai-je aperçu ? Miracle. Ce prodige. M'étonne. Me ravit. Me surprend. Et m'afflige ; Car comme qu'il en soit je crains l'événement, L'enchanteur Malembrun est mauvais garnement, À ce que je puis voir par toutes ses menées. Le temps est accompli de ces deux mille années, Qui nous ont fait verser tant d'inutiles pleurs ; Mais ce cruel en fin touché de nos douleurs : Allez, nous a-t-il dit, au pays de la Manche Et tâchez à trouver le grand maître de Sanche, Ce vaillant Don Quichotte, dont le bras indompté, Aux pauvres prisonniers donne la liberté, Et qui veut rétablir dedans toute l'Espagne L'ordre des Chevaliers qui courent la campagne ; Dites-lui que l'armet de Mambrin m'appartient, Que c'est moi qui l'ai fait, que c'est de moi qu'il vient, Et que s'il me le rend, comme veut la justice, Je veux en sa faveur finir votre supplice, Et lui faire présent d'un corselet d'or fin. Ne crois-tu point encor que ce soit un bassin ? Nullement, mais je dis qu'il en a l'encolure. Je ne veux pas ainsi finir cette aventure, Mon armet m'est trop cher, et je crains ce Géant, À cause seulement qu'il parle d'un présent, Ils sont tous enchanteurs, et notre ordre commande Qu'on traite à la rigueur tous ceux de cette bande. Il l'avait bien prévu ; car il me dit aussi, Que si vous désiriez de le traiter ainsi, Préférant le combat à l'échange des armes, Il se dépouillerait du pouvoir de ses charmes Pour se battre avec vous dans la rigueur des lois, Et qu'il vous enverrait son grand cheval de bois, C'est celui qui servit à Pierre de Provence Pour ravir Maguelonne et la porter en France, Il vole dans les airs plus vite que le vent, Et va dans moins d'un jour du couchant au levant. Ce parti me plaît mieux. Est-ce ainsi qu'on me quitte. Si comme on nous a dit ce cheval va si vite, Le Seigneur Don Quichotte peut être de retour Dans trois ou quatre jours. Dans la moitié d'un jour. Qu'il aille donc en paix où la gloire l'appelle, Je ne l'arrête point, l'aventure est trop belle, Son honneur m'est trop cher. Après un tel congé Que je suis satisfait, que je suis obligé. Au moins que le retour soit prompt. Je vous le jure En douter seulement c'est me faire une injure, Oui, Madame, je veux revenir sur mes pas. Puis qu'il vous le promet il n'y manquera pas. Et vous dont les malheurs toucheraient une souche, Et mon coeur et mon bras vous jurent par ma bouche, De ne rien épargner qui soit en mon pouvoir : Ce cheval viendra-t-il je brûle de le voir. Ne m'en direz-vous point le nom et la famille ? Parce que sur la tête il porte une cheville, Qui sert à le conduire et sans peine et sans art, On lui donna le nom de cheval Chevillart. Ce nom est musical et rempli d'énergie; Mais que je sache encore sa généalogie. Booz : personnage de la Bible, riche habitant de Béthléem, épousa Ruth sa parente ; il fut bisaïeul de David. [B] Il est fils de Boos ce cheval nonpareil Qui traîne dans le Ciel le coche du Soleil, Le vite Piritous l'a choisi pour son gendre, Il eut pour allié le cheval d'Alexandre, Pégase, à ce qu'on dit, fut son frère utérin, Bayard (Pierre du Terrail, Seigneur de) : surnommé le Chevalier sans peu et sans reproche, né en 1476 au château de Bayard (Près d'Allevard, Isère), réunit en lui les vertus qu'on admire séparément dans les héros de l'antiquité. [B] Ici, il s'agit du cheval des quatre fils d'Aymon. Bayard son favori, Bridedor son cousin, Souvent avec Frontin il a battu l'estrade, Le grand cheval de Troie était son camarade ; En fin il est au rang des illustres chevaux ; Si Malembrun consent à la fin de nos maux Vous le verrez bientôt. SCÈNE IV. Quatre Démons entrent, portant Chevillard. Quels objets effroyables Se présentent à nous ? Ce sont ma foi des diables, Malheureux que je suis j'ai bien prévu ceci, Et n'ai pas eu l'esprit de m'éloigner d'ici. Poltron assure-toi. Je frissonne. Je tremble. Ah Dieu c'est Chevillard ! Oui, c'est ce qui me semble, Rassurez vos esprits, ceci ne sera rien. Ah laissez-moi sortir. Mais gardez-vous en bien, Si vous vous approchez seulement de la porte, Je crains avec raison qu'un démon vous emporte. Hélas qu'il faut souffrir pour un gouvernement. Ah que j'ai de plaisir. Ah que j'ai de tourment. Monte sur ce cheval celui dont le courage Ne craint point le péril. A ce conte je gage. Que ce ne soit pas moi, je crains trop. L'écuyer. Doit monter sur la croupe. Allez-vous y fier, A d'autres, Malembrun se trompe bien s'il pense En ce voyage ici voir Monsieur Sancho Pance, Je ne suis pas si fou comme ce démon croit. Qu'on laisse la cheville en l'état qu'on la voit, Car elle est comme il faut pour aller près des nues ; Mais avant de courir ces routes inconnues Le maître et l'écuyer doivent bander les yeux, De peur que se voyant montés si près des cieux La tête ne leur tourne, et que tombant à terre, Leurs jambes et leurs bras se brisent comme verre. Et bien ne voilà pas de quoi faire enrager ? Le cheval portera sans boire ni manger Ces vaillants champions jusques dans la contrée Où le grand Malembrun leur prépare l'entrée ; Surtout je leur défends à peine du trépas De découvrir leurs yeux jusqu'à leur dernier pas, Et lors que Chevillard donnera témoignage Par son hennissement de la fin du voyage. Ces messieurs les Démons ont fort bonne raison, Partons Sanche mon fils, quittons cette maison, Allons nous signaler, tentons cette aventure Qui trouble insolemment l'ordre de la nature, Faisons que Don Claviche ait l'effet de ses voeux, Qu'il soit aussi content comme il fut amoureux, Que sa Reine l'épouse, et que ses pauvres Dames Déchargent leurs mentons de leurs barbes infâmes. Ainsi toujours le Ciel protège vos desseins. Faites ce qu'il vous plaît je m'en lave les mains, Ma préférence aussi bien n'est pas fort nécessaire. Si vous n'êtes présent il ne se peut rien faire. Et pourquoi ? Qu'ont à voir les faits des écuyers Avec les actions des vaillants chevaliers ? Rien sans doute, et l'on dit dans toutes les histoires Tel et tel chevalier gagna telles victoires, Protégea tel Monarque, et reçut un tel bien, Sans que son écuyer y soit compté pour rien, Nous serions bien des fous d'exposer notre vie Sans honneur ni profit. Taisez-vous je vous prie. Ah Seigneur par pitié. Suffit que je le veux. Considérez ma peur. Regardez mes cheveux. Je mourrai de frayeur. La mort nous serait douce. La crainte me retient. Que la pitié vous pousse. Seigneur Sanche il le faut. Je le veux. Je ne puis ; Voler dedans les airs malheureux que je suis, Et qui me répondra qu'une telle monture Ne nous fera pas choir sur quelque terre dure, Ou dans le plus profond des gouffres de la mer, Ou pour nous écraser, ou pour nous abîmer. Moi je vous en réponds poltronne créature ; Et que si Malembrun me faisait cette injure, Il s'en repentirait avant la fin du jour. S'il ne nous preste pas ce cheval au retour, Comment reviendrons-nous de ce lointain voyage, Il nous faudra dix ans, et c'est de quoi j'enrage : Car pendant ce temps-là, Madame assurément Ira se marier avec quelqu'autre amant, Et donnera mon île à l'écuyer fidèle Du Chevalier errant qui prendra sa querelle. Ne craignez point cela, Sanche je vous promets Qu'un semblable accident n'arrivera jamais ; Revenez dans cent ans en demandant l'aumône, Votre maître toujours aura place à mon trône, Et vous aurez une île, ou je n'en aurai point. C'est trop nous obliger. Passe donc pour ce point ; Mais si cet Enchanteur, comme il pourrait bien être, D'un coup de coutelas fend la tête à mon maître, Comment puis-je éviter un semblable trépas ? Je lui commanderai qu'il ne vous tue pas. Merveilleuse raison. Ah Madame Barbue, Que vous vous mécomptez, que vous êtes déçue, Si vous imaginez qu'un tel commandement Puisse arrêter le bras d'un mauvais garnement, Je connais mieux que vous cette maudite race. Vous craignez sans raison. Ce long discours me lasse, Et vous ferez fort bien de ne pas repartir. Que l'on me bande donc, puis qu'il me faut partir. Donnez votre mouchoir. Hélas que j'ai de peine, Bienheureux le mouton qui naît couvert de laine, Et l'homme à qui le Ciel a donné le bonheur De naître grand Monarque, ou du moins Gouverneur. Bandez-moi je vous prie, adieu grande Princesse, Attendez-nous ici je tiendrai ma promesse, Oui dans la fin du jour je reviens en ce lieu. Adieu grand Chevalier. Adieu Monsieur. Adieu. Les démons vous ont dit que vous prinsiez la selle. Et bien notre aventure ? Est parfaitement belle. N'ai-je pas bien conduit ce discours inventé ? Monsieur que faites-vous ? Es-tu déjà monté ? Oui. Je te suis ; pourtant ayant leu dans Virgile Qu'un grand cheval de bois a fait prendre une ville Par le moyen des gens qu'on cacha dans son sein, Je crains en celui-ci quelque mauvais dessein, Et crois qu'il est fort bon que je m'en éclaircisse. Il est fort à propos. Achevons l'artifice : Seigneur ne craignez rien, Malembrun est fort franc, Et ne trompa jamais des gens de votre rang, Et le bon Chevillard aime trop la franchise Pour pouvoir approuver une telle surprise, Je prends sur moi le mal qui peut en arriver. Suffit, montons, adieu. Déjà vous fendez l'air Plus vite que les traits qui partent du tonnerre, Sanche, tenez-vous bien vous penchez vers la terre. Ne me serre pas tant. À ce que je puis voir Nous irons doucement. Garde-toi bien de choir Valeureux Écuyer ; car sans doute la chute Du bâtard d'Apollon qui fit la culbute Du Zodiaque en bas, fut moindre mille fois Que la tienne arrivant des lieux où je te vois, En fin l'éloignement vous cache à notre vue, Vous volez à présent au-dessus de la nue, Allez, allez en paix, le Ciel guide vos pas. Si nous étions si hauts qu'ils ne nous vissent pas, Les pourrions-nous entendre ? En pareille aventure La magie travaille, et non pas la nature, C'est pourquoi je veux croire, et tiens pour assuré Que nous sommes bien près du plancher azuré. Donnez-moi ce flambeau. Bon Dieu quelle lumière, Serions-nous près du feu qui brûle sans matière ? As-tu rien découvert ? Ma barbe est toute en feu, Je veux résolument me découvrir un peu. Il se faut reculer. Garde-toi de le faire. Ma foi je le ferais s'il était nécessaire, En dussé-je mourir ; mais je ne sais comment Au travers mon bandeau je vois parfaitement. Tu vois parfaitement, et que vois-tu ? Merveille ; Mais dont la nouveauté n'eut jamais de pareille, La terre comme un pois. Écoutez comme il ment. Ne découvres-tu point sur ce bas élément Des villes, des châteaux ? Non mais bien plusieurs hommes. Te paraissent-ils gros ? Pas plus gros que des pommes. Sanche vous vous trompez. Je ne me trompe point, Ce que je viens de dire est vrai de point en point. Quel menteur obstiné. Pourtant si Sanche n'erre, Il est bien assuré qu'il ne voit point la terre ; Car étant comme pois, il est tout évident Qu'un seul homme la couvre, étant beaucoup plus grand. Le menteur est surpris. Et pourtant il me semble Qu'une pomme et des pois se peuvent voir ensemble ; Croyez ce qui vous plaît, mais c'est la vérité, Je vois le monde entier par un petit côté. Pour moi je ne vois rien ; mais j'admire sans cesse Comme un cheval qui court avec tant de vitesse, Marche si doucement et fait si peu de bruit : Que n'en ai-je un pareil pour mes desseins de nuit. Que n'en ai-je un pareil pour la petite guerre. Attachez ce papier au-dessous de ce verre, Il est temps de finir ce long enchantement, Vous avec cette mèche allumez promptement. On allume à même temps des fusées qui éclatent le cheval de bois. Quel bruit ai-je entendu ? C'est sans doute la foudre, Nous sommes tous en feu, Chevillard est en poudre, Ah Monsieur, c'en est fait. Sanche es-tu mort mon fils ? Nenni. Voici l'endroit d'où nous sommes partis, La Reine et tous les siens frappés de ce tonnerre Évanouis, ou morts, sont étendus par terre, Allons les secourir ; mais qu'est-ce que je vois ? Il voit un feuillet de papier attaché au-dessous d'une Lune de verre, et y lit la fin de l'aventure. L'aventure est finie, et ces mots en font foi. Le vaillant Don Quichotte acheva l'aventure Du Géant Malembrun, Par le seul soin qu'il prit de se mettre en posture Pour combattre un à un. Don Claviche et sa femme en leurs formes vivantes Contentent leurs souhaits, Et les mentons barbus de leurs Dames errantes Sont rasés et bien nets. Suis valeureux guerrier cette grande Princesse Qui te veut emmener, Et tiens pour assuré que ta haute prouesse, Te fera couronner. Et bien que dis-tu Sanche après cette merveille ? Je ne sais si je dors, et doute si je veille. Auras-tu bien le coeur de douter désormais Que je sois impuissant pour ce que je promets ? Parle-moi clairement, que crois-tu de ton île ? Je commence à songer à ce qui m'est utile, À faire ma maison, à composer mon train, Voyez comme je parle et marche en souverain. Ma foi mon Écuyer n'a pas mauvaise grâce, J'admire ses transports, et j'aime son audace ; Je vous ferai de bien, Sanche ; mais il est temps D'assister de nos soins et la Reine et ses gens : Madame levez-vous. Qui me rend la lumière ? Qui redonne à mes yeux la clarté coutumière ? En quel lieu sommes-nous ? Quel bruit ai-je entendu ? Qui m'ôte le repos ? Et qui me l'a rendu ? Quel Démon favorable a ma barbe rasée ? Un à qui l'impossible est une chose aisée. C'est Don Quichotte et Sanche, et cela vous suffit. Pour vous en éclaircir consultez cet écrit. Le vaillant Don Quichotte acheva l'aventure Du Géant Malembrun, Par le seul soin qu'il prit de se mettre en posture Pour combattre un à un. Don Claviche et sa femme en leurs formes vivantes Contentent leurs souhaits, Et les mentons barbus de leurs Dames errantes Sont rasés et bien nets. Qui pourrait dignement exalter ce miracle ? Ainsi jamais vos voeux ne rencontrent d'obstacle, Ainsi puissiez-vous voir dans vos bras indomptés, Celle que vous aimez, et que vous méritez. Suis valeureux guerrier cette grande Princesse Qui te veut emmener, Et tiens pour assuré que ta haute prouesse, Te fera couronner. Oui Seigneur Don Quichotte, votre rare vaillance En un sceptre royal changera votre lance, Votre armet en couronne, et Sanche en Gouverneur. Nous allons bien trotter pour chercher ce bonheur. Je brûle d'attaquer ce Géant plein d'audace, Ce lâche usurpateur qui règne à votre place, Je brûle de le voir à mes pieds abattu, Condamner son orgueil, admirer ma vertu : Allons, Madame, allons ajouter à ma gloire L'infaillible succès d'une telle victoire ; Allons cela suffit, le Géant est défait, Et si mon beau renom ne prévient cet effet, Il saura qu'à mon bras qui jamais ne repose, S'armer, combattre et vaincre est une même chose. Ainsi toujours le Ciel assiste vos travaux. Mettez les plus grands Rois au rang de vos vassaux. Et permettez qu'enfin je ramène à la Manche Ce fou de Don Quichotte, et ce badin de Sanche.