SCÈNE PREMIÈRE. Ptolomée, Photin, Achillas, Septime.
PTOLÉMÉE
Le destin se déclare, et nous venons d'entendre
Ce qu'il a résolu du beau-père et du gendre.
Quand les dieux étonnés semblaient se partager,
Pharsale a décidé ce qu'ils n'osaient juger.
Ses fleuves teints de sang, et rendus plus rapides
Par le débordement de tant de parricides,
Cet horrible débris d'aigles, d'armes, de chars,
Sur ses champs empestés confusément épars,
Ces montagnes de morts privés d'honneurs suprêmes,
Que la nature force à se venger eux-mêmes,
Et dont les troncs pourris exhalent dans les vents
De quoi faire la guerre au reste des vivants,
Sont les titres affreux dont le droit de l'épée,
Justifiant César, a condamné Pompée.
Ce déplorable chef du parti le meilleur,
Que sa fortune lasse abandonne au malheur,
Devient un grand exemple, et laisse à la mémoire
Des changements du sort une éclatante histoire.
Il fuit, lui qui, toujours triomphant et vainqueur,
Vit ses prospérités égaler son grand coeur ;
Il fuit, et dans nos ports, dans nos murs, dans nos villes ;
Et contre son beau-père ayant besoin d'asiles,
Sa déroute orgueilleuse en cherche aux mêmes lieux
Où contre les Titans en trouvèrent les dieux :
Il croit que ce climat, en dépit de la guerre,
Ayant sauvé le ciel, sauvera bien la terre,
Et dans son désespoir à la fin se mêlant,
Pourra prêter l'épaule au monde chancelant.
Oui, Pompée avec lui porte le sort du monde,
Et veut que notre Égypte, en miracles féconde,
Serve à sa liberté de sépulcre ou d'appui,
Et relève sa chute, ou trébuche sous lui.
C'est de quoi, mes amis, nous avons à résoudre.
Il apporte en ces lieux les palmes ou la foudre :
S'il couronna le père, il hasarde le fils ;
Et nous l'ayant donnée, il expose Memphis.
Il faut le recevoir, ou hâter son supplice,
Le suivre, ou le pousser dedans le précipice.
L'un me semble peu sûr, l'autre peu généreux,
Et je crains d'être injuste et d'être malheureux.
Quoi que je fasse enfin, la fortune ennemie
M'offre bien des périls, ou beaucoup d'infamie :
C'est à moi de choisir, c'est à vous d'aviser
À quel choix vos conseils doivent me disposer.
Il s'agit de Pompée, et nous aurons la gloire
D'achever de César ou troubler la victoire ;
Et je puis dire enfin que jamais potentat
N'eut à délibérer d'un si grand coup d'état.
PHOTIN
Seigneur, quand par le fer les choses sont vidées,
La justice et le droit sont de vaines idées ;
Et qui veut être juste en de telles saisons,
Balance le pouvoir, et non pas les raisons.
Voyez donc votre force, et regardez Pompée,
Sa fortune abattue et sa valeur trompée.
César n'est pas le seul qu'il fuie en cet état :
Il fuit et le reproche et les yeux du sénat,
Dont plus de la moitié piteusement étale
Une indigne curée aux vautours de Pharsale ;
Il fuit Rome perdue, il fuit tous les Romains,
À qui par sa défaite il met les fers aux mains ;
Il fuit le désespoir des peuples et des princes
Qui vengeraient sur lui le sang de leurs provinces,
Leurs états et d'argent et d'hommes épuisés,
Leurs trônes mis en cendre, et leurs sceptres brisés :
Auteur des maux de tous, il est à tous en butte,
Et fuit le monde entier écrasé sous sa chute.
Le défendrez-vous seul contre tant d'ennemis ?
L'espoir de son salut en lui seul était mis ;
Lui seul pouvait pour soi : cédez alors qu'il tombe.
Soutiendrez-vous un faix sous qui Rome succombe,
Sous qui tout l'univers se trouve foudroyé,
Sous qui le grand Pompée a lui-même ployé ?
Quand on veut soutenir ceux que le sort accable,
À force d'être juste on est souvent coupable ;
Et la fidélité qu'on garde imprudemment,
Après un peu d'éclat traîne un long châtiment,
Trouve un noble revers, dont les coups invincibles,
Pour être glorieux, ne sont pas moins sensibles.
Seigneur, n'attirez point le tonnerre en ces lieux :
Rangez-vous du parti des destins et des dieux,
Et sans les accuser d'injustice ou d'outrage,
Puisqu'ils font les heureux, adorez leur ouvrage ;
Quels que soient leurs décrets, déclarez-vous pour eux,
Et pour leur obéir, perdez le malheureux.
Pressé de toutes parts des colères célestes,
Il en vient dessus vous faire fondre les restes ;
Et sa tête, qu'à peine il a pu dérober,
Toute prête de choir, cherche avec qui tomber.
Sa retraite chez vous en effet n'est qu'un crime :
Elle marque sa haine, et non pas son estime ;
Il ne vient que vous perdre en venant prendre port ;
Et vous pouvez douter s'il est digne de mort !
Il devait mieux remplir nos voeux et notre attente,
Faire voir sur ses nefs la victoire flottante :
Il n'eût ici trouvé que joie et que festins ;
Mais puisqu'il est vaincu, qu'il s'en prenne aux destins.
J'en veux à sa disgrâce, et non à sa personne :
J'exécute à regret ce que le ciel ordonne ;
Et du même poignard pour César destiné,
Je perce en soupirant son coeur infortuné.
Vous ne pouvez enfin qu'aux dépens de sa tête
Mettre à l'abri la vôtre et parer la tempête.
Laissez nommer sa mort un injuste attentat :
La justice n'est pas une vertu d'état.
Le choix des actions ou mauvaises ou bonnes
Ne fait qu'anéantir la force des couronnes ;
Le droit des rois consiste à ne rien épargner :
La timide équité détruit l'art de régner.
Quand on craint d'être injuste, on a toujours à craindre ;
Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,
Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd,
Et voler sans scrupule au crime qui lui sert.
C'est là mon sentiment. Achillas et Septime
S'attacheront peut-être à quelque autre maxime :
Chacun a son avis ; mais quel que soit le leur.
Qui punit le vaincu ne craint point le vainqueur.
ACHILLAS
Seigneur, Photin dit vrai ; mais quoique de Pompée
Je voie et la fortune et la valeur trompée,
Je regarde son sang comme un sang précieux,
Qu'au milieu de Pharsale ont respecté les dieux.
Non qu'en un coup d'état je n'approuve le crime ;
Mais s'il n'est nécessaire, il n'est point légitime :
Et quel besoin ici d'une extrême rigueur ?
Qui n'est point au vaincu ne craint point le vainqueur.
Neutre jusqu'à présent, vous pouvez l'être encore :
Vous pouvez adorer César, si l'on l'adore ;
Mais quoique vos encens le traitent d'immortel,
Cette grande victime est trop pour son autel ;
Et sa tête immolée au dieu de la victoire
Imprime à votre nom une tache trop noire :
Ne le pas secourir suffit sans l'opprimer ;
En usant de la sorte, on ne vous peut blâmer.
Vous lui devez beaucoup : par lui Rome animée
A fait rendre le sceptre au feu roi Ptolomée ;
Mais la reconnaissance et l'hospitalité
Sur les âmes des rois n'ont qu'un droit limité.
Quoi que doive un monarque, et dût-il sa couronne,
Il doit à ses sujets encore plus qu'à personne,
Et cesse de devoir quand la dette est d'un rang
À ne point s'acquitter qu'aux dépens de leur sang.
S'il est juste d'ailleurs que tout se considère,
Que hasardait Pompée en servant votre père ?
Il se voulut par là faire voir tout-puissant,
Et vit croître sa gloire en le rétablissant.
Il le servit enfin, mais ce fut de la langue.
La bourse de César fit plus que sa harangue :
Sans ses mille talents, Pompée et ses discours
Pour rentrer en Égypte étaient un froid secours.
Qu'il ne vante donc plus ses mérites frivoles :
Les effets de César valent bien ses paroles ;
Et si c'est un bienfait qu'il faut rendre aujourd'hui,
Comme il parla pour vous, vous parlerez pour lui.
Ainsi vous le pouvez et devez reconnaître.
Le recevoir chez vous, c'est recevoir un maître,
Qui, tout vaincu qu'il est, bravant le nom de roi,
Dans vos propres états vous donnerait la loi.
Fermez-lui donc vos ports, mais épargnez sa tête.
S'il le faut toutefois, ma main est toute prête :
J'obéis avec joie, et je serais jaloux
Qu'autre bras que le mien portât les premiers coups.
SEPTIME
Seigneur, je suis romain : je connais l'un et l'autre.
Pompée a besoin d'aide, il vient chercher la vôtre ;
Vous pouvez, comme maître absolu de son sort,
Le servir, le chasser, le livrer vif ou mort.
Des quatre le premier vous serait trop funeste ;
Souffrez donc qu'en deux mots j'examine le reste.
Le chasser, c'est vous faire un puissant ennemi,
Sans obliger par là le vainqueur qu'à demi,
Puisque c'est lui laisser et sur mer et sur terre
La suite d'une longue et difficile guerre,
Dont peut-être tous deux également lassés
Se vengeraient sur vous de tous les maux passés.
Le livrer à César n'est que la même chose :
Il lui pardonnera, s'il faut qu'il en dispose,
Et s'armant à regret de générosité,
D'une fausse clémence il fera vanité :
Heureux de l'asservir en lui donnant la vie,
Et de plaire par là même à Rome asservie !
Cependant que forcé d'épargner son rival,
Aussi bien que Pompée il vous voudra du mal.
Il faut le délivrer du péril et du crime,
Assurer sa puissance, et sauver son estime,
Et du parti contraire en ce grand chef détruit,
Prendre sur vous le crime, et lui laisser le fruit.
C'est là mon sentiment, ce doit être le vôtre :
Par là vous gagnez l'un, et ne craignez plus l'autre ;
Mais suivant d'Achillas le conseil hasardeux,
Vous n'en gagnez aucun, et les perdez tous deux.
PTOLÉMÉE
N'examinons donc plus la justice des causes,
Et cédons au torrent qui roule toutes choses.
Je passe au plus de voix, et de mon sentiment
Je veux bien avoir part à ce grand changement.
Assez et trop longtemps l'arrogance de Rome
A cru qu'être Romain c'était être plus qu'homme.
Abattons sa superbe avec sa liberté ;
Dans le sang de Pompée éteignons sa fierté ;
Tranchons l'unique espoir où tant d'orgueil se fonde,
Et donnons un tyran à ces tyrans du monde :
Secondons le destin qui les veut mettre aux fers,
Et prêtons-lui la main pour venger l'univers.
Rome, tu serviras ; et ces rois que tu braves,
Et que ton insolence ose traiter d'esclaves,
Adoreront César avec moins de douleur,
Puisqu'il sera ton maître aussi bien que le leur.
Allez donc, Achillas, allez avec Septime
Nous immortaliser par cet illustre crime.
Qu'il plaise au ciel ou non, laissez-m'en le souci.
Je crois qu'il veut sa mort, puisqu'il l'amène ici.
ACHILLAS
Seigneur, je crois tout juste alors qu'un roi l'ordonne.
PTOLÉMÉE
Allez, et hâtez-vous d'assurer ma couronne,
Et vous ressouvenez que je mets en vos mains
Le destin de l'Égypte et celui des Romains.
SCÈNE III. Ptolomée, Cléopâtre, Photin.
CLÉOPÂTRE
Seigneur, Pompée arrive, et vous êtes ici !
PTOLÉMÉE
J'attends dans mon palais ce guerrier magnanime,
Et lui viens d'envoyer Achillas et Septime.
CLÉOPÂTRE
Quoi ? Septime à Pompée, à Pompée Achillas !
PTOLÉMÉE
Si ce n'est assez d'eux, allez, suivez leurs pas.
CLÉOPÂTRE
Donc pour le recevoir c'est trop que de vous-même ?
PTOLÉMÉE
Ma soeur, je dois garder l'honneur du diadème.
CLÉOPÂTRE
Si vous en portez un, ne vous en souvenez
Que pour baiser la main de qui vous le tenez,
Que pour en faire hommage aux pieds d'un si grand homme.
PTOLÉMÉE
Au sortir de Pharsale est-ce ainsi qu'on le nomme ?
CLÉOPÂTRE
Fût-il dans son malheur de tous abandonné,
Il est toujours Pompée, et vous a couronné.
PTOLÉMÉE
Il n'en est plus que l'ombre, et couronna mon père,
Dont l'ombre et non pas moi lui doit ce qu'il espère.
Il peut aller, s'il veut, dessus son monument
Recevoir ses devoirs et son remerciement.
CLÉOPÂTRE
Après un tel bienfait, c'est ainsi qu'on le traite !
PTOLÉMÉE
Je m'en souviens, ma soeur, et je vois sa défaite.
CLÉOPÂTRE
Vous la voyez de vrai, mais d'un oeil de mépris.
PTOLÉMÉE
Le temps de chaque chose ordonne et fait le prix.
Vous qui l'estimez tant, allez lui rendre hommage ;
Mais songez qu'au port même il peut faire naufrage.
CLÉOPÂTRE
Il peut faire naufrage, et même dans le port !
Quoi ? Vous auriez osé lui préparer la mort !
PTOLÉMÉE
J'ai fait ce que les dieux m'ont inspiré de faire,
Et que pour mon état j'ai jugé nécessaire.
CLÉOPÂTRE
Je ne le vois que trop, Photin et ses pareils
Vous ont empoisonné de leurs lâches conseils :
Ces âmes que le ciel ne forma que de boue...
PHOTIN
Ce sont de nos conseils, oui, madame, et j'avoue...
CLÉOPÂTRE
Photin, je parle au roi ; vous répondrez pour tous
Quand je m'abaisserai jusqu'à parler à vous.
PTOLÉMÉE, à Photin.
Il faut un peu souffrir de cette humeur hautaine.
Je sais votre innocence, et je connais sa haine ;
Après tout, c'est ma soeur, oyez sans repartir.
CLÉOPÂTRE
Ah ! S'il est encore temps de vous en repentir,
Affranchissez-vous d'eux et de leur tyrannie ;
Rappelez la vertu par leurs conseils bannie :
Cette haute vertu dont le ciel et le sang
Enflent toujours les coeurs de ceux de notre rang.
PTOLÉMÉE
Quoi ? D'un frivole espoir déjà préoccupée,
Vous me parlez en reine en parlant de Pompée ;
Et d'un faux zèle ainsi votre orgueil revêtu
Fait agir l'intérêt sous le nom de vertu !
Confessez-le, ma soeur, vous sauriez vous en taire,
N'était le testament du feu roi notre père :
Vous savez qu'il le garde.
CLÉOPÂTRE
Et vous saurez aussi
Que la seule vertu me fait parler ainsi,
Et que si l'intérêt m'avait préoccupée,
J'agirais pour César, et non pas pour Pompée.
Apprenez un secret que je voulais cacher,
Et cessez désormais de me rien reprocher.
Quand ce peuple insolent qu'enferme Alexandrie
Fit quitter au feu roi son trône et sa patrie,
Et que jusque dans Rome il alla du sénat
Implorer la pitié contre un tel attentat,
Il nous mena tous deux pour toucher son courage :
Vous, assez jeune encore ; moi, déjà dans un âge
Où ce peu de beauté que m'ont donné les cieux
D'un assez vif éclat faisait briller mes yeux.
César en fut épris, et du moins j'eus la gloire
De le voir hautement donner lieu de le croire ;
Mais voyant contre lui le sénat irrité,
Il fit agir Pompée et son autorité.
Ce dernier nous servit à sa seule prière,
Qui de leur amitié fut la preuve dernière :
Vous en savez l'effet, et vous en jouissez.
Mais pour un tel amant ce ne fut pas assez :
Après avoir pour nous employé ce grand homme,
Qui nous gagna soudain toutes les voix de Rome,
Son amour en voulut seconder les efforts,
Et nous ouvrant son coeur, nous ouvrit ses trésors :
Nous eûmes de ses feux, encore en leur naissance,
Et les nerfs de la guerre, et ceux de la puissance ;
Et les mille talents qui lui sont encore dûs
Remirent en nos mains tous nos états perdus.
Le roi, qui s'en souvint à son heure fatale,
Me laissa comme à vous la dignité royale,
Et par son testament il vous fit cette loi,
Pour me rendre une part de ce qu'il tint de moi.
C'est ainsi qu'ignorant d'où vint ce bon office,
Vous appelez faveur ce qui n'est que justice,
Et l'osez accuser d'une aveugle amitié,
Quand du tout qu'il me doit il me rend la moitié.
PTOLÉMÉE
Certes, ma soeur, le conte est fait avec adresse.
CLÉOPÂTRE
César viendra bientôt, et j'en ai lettre expresse ;
Et peut-être aujourd'hui vos yeux seront témoins
De ce que votre esprit s'imagine le moins.
Ce n'est pas sans sujet que je parlais en reine.
Je n'ai reçu de vous que mépris et que haine ;
Et de ma part du sceptre indigne ravisseur,
Vous m'avez plus traitée en esclave qu'en soeur ;
Même, pour éviter des effets plus sinistres,
Il m'a fallu flatter vos insolents ministres,
Dont j'ai craint jusqu'ici le fer ou le poison.
Mais Pompée ou César m'en va faire raison,
Et quoi qu'avec Photin Achillas en ordonne,
Ou l'une ou l'autre main me rendra ma couronne.
Cependant mon orgueil vous laisse à démêler
Quel était l'intérêt qui me faisait parler.