SCÈNE PREMIÈRE. Agésilas, Lysander, Xénoclès.
LYSANDER
Je ne suis point surpris qu'à ces deux hyménées
Vous refusiez, Seigneur, votre consentement,
J'aurais eu tort d'attendre un meilleur traitement
Pour le sang odieux dont mes filles sont nées.
Il est le sang d'Hercule en elles comme en vous,
Et méritait par là quelque destin plus doux ;
Mais s'il vous peut donner un titre légitime
Pour être leur maître et leur Roi,
C'est pour l'une et pour l'autre une espèce de crime,
Que de l'avoir reçu de moi.
J'avais cru toutefois que l'exil volontaire
Où l'amour paternel près d'elles m'eût réduit,
Moi qui de mes travaux ne vois plus autre fruit
Que le malheur de vous déplaire,
Comme il délivrerait vos yeux
D'une insupportable présence,
À mes jours presque usés obtiendrait la licence
D'aller finir sous d'autres Cieux.
C'était là mon dessein ; mais cette même envie,
Qui me fait près de vous un si malheureux sort,
Ne saurait endurer ni l'éclat de ma vie,
Ni l'obscurité de ma mort.
AGÉSILAS
Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'envie et la haine
Ont persécuté les héros :
Hercule en sert d'exemple, et l'histoire en est pleine,
Nous ne pouvons souffrir qu'ils meurent en repos.
Cependant cet exil, ces retraites paisibles,
Cet unique souhait d'y terminer leurs jours,
Sont des mots bien choisis à remplir leurs discours,
Ils ont toujours leur grâce, ils sont toujours plausibles ;
Mais ils ne sont pas vrais toujours,
Et souvent des périls ou cachés, ou visibles,
Forcent notre prudence à nous mieux assurer
Qu'ils ne veulent se figurer.
Je ne m'étonne point qu'avec tant de lumières
Vous ayez prévu mes refus ;
Mais je m'étonne fort que les ayant prévus
Vous n'en ayez pu voir les raisons bien entières.
Vous êtes un grand homme, et de plus, mécontent.
J'avouerai plus encor, vous avez lieu de l'être.
Ainsi de ce repos où votre ennui prétend
Je dois prévoir en Roi quel désordre peut naître,
Et regarde en quels lieux il vous plaît de porter
Des chagrins qu'en leur temps on peut voir éclater.
Ceux que prend pour exil, ou choisit pour asile
Ce dessein d'une mort tranquille,
Des Perses et des Grecs séparent les États.
L'assiette en est heureuse, et l'accès difficile,
Leurs maîtres ont du coeur, leurs peuples ont des bras :
Ils viennent de nous joindre avec une puissance
À beaucoup espérer, à craindre beaucoup d'eux,
Et c'est mettre en leurs mains une étrange balance
Que de mettre à leur tête un guerrier si fameux.
C'est vous qui les donnez l'un et l'autre à la Grèce,
L'un fut ami du Perse, et l'autre son sujet ;
Le service est bien grand, mais aussi je confesse
Qu'on peut ne pas bien voir tout le fond du projet.
Votre intérêt s'y mêle en les prenant pour gendres,
Et si par des liens et si forts et si tendres
Vous pouvez aujourd'hui les attacher à vous,
Vous vous les donnez plus qu'à nous.
Si malgré le secours, si malgré les services,
Qu'un ami doit à l'autre, un sujet à son Roi,
Vous les avez tous deux arrachés à leur foi,
Sans aucun droit sur eux, sans aucuns bons offices ;
Avec quelle facilité
N'immoleront-ils point une amitié nouvelle
À votre courage irrité,
Quand vous ferez agir toute l'autorité
De l'amour conjugale et de la paternelle,
Et que l'occasion aura d'heureux moments
Qui flattent vos ressentiments ?
Vous ne nous laissez aucun gage,
Votre sang tout entier passe avec vous chez eux :
Voyez donc ce projet comme je l'envisage,
Et dites si pour nous il n'a rien de douteux.
Vous avez jusqu'ici fait paraître un vrai zèle,
Un coeur si généreux, une âme si fidèle,
Que par toute la Grèce on vous loue à l'envi :
Mais le temps quelquefois inspire une autre envie ;
Comme vous Thémistocle avait fort bien servi,
Et dans la Cour de Perse il a fini sa vie.
LYSANDER
Si c'est avec raison que je suis mécontent,
Si vous-même avouez que j'ai lieu de me plaindre,
Et si jusqu'à ce point on me croit important,
Que mes ressentiments puissent vous être à craindre ;
Oserais-je vous demander
Ce que vous a fait Lysander,
Pour leur donner ici chaque jour de quoi naître,
Seigneur ? Et s'il est vrai qu'un homme tel que moi
Quand il est mécontent, peut desservir son Roi,
Pourquoi me forcez-vous à l'être ?
Quelque avis que je donne, il n'est point écouté,
Quelque emploi que j'embrasse, il m'est soudain ôté,
Me choisir pour appui c'est courir à sa perte,
Vous changez en tous lieux les ordres que j'ai mis,
Et comme s'il fallait agir à guerre ouverte,
Vous détruisez tous mes amis.
Ces amis dont pour vous je gagnai les suffrages,
Quand il fallut aux Grecs élire un Général,
Eux qui vous ont soumis les plus nobles courages,
Et fait ce haut pouvoir qui leur est si fatal,
Leur seul amour pour moi les livre à leur ruine,
Il leur coûte l'honneur, l'autorité, le bien :
Cependant plus j'y songe, et plus je m'examine,
Moins je trouve, Seigneur, à me reprocher rien.
AGÉSILAS
Dites tout, vous avez la mémoire trop bonne
Pour avoir oublié que vous me fîtes Roi,
Lorsqu'on balança ma couronne
Entre Léotychide et moi.
Peut-être n'osez-vous me vanter un service
Qui ne me rendit que justice,
Puisque nos lois voulaient ce qu'il sut maintenir ;
Mais moi qui l'ai reçu, je veux m'en souvenir.
Vous m'avez donc fait Roi, vous m'avez de la Grèce
Contre celui de Perse établi Général ;
Et quand je sens dans l'âme une ardeur qui me presse
De ne m'en revancher pas mal,
À peine sommes-nous arrivés dans Éphèse,
Où de nos alliés j'ai mis le rendez-vous,
Que sans considérer si j'en serai jaloux,
Ou s'il se peut que je m'en taise,
Vous vous saisissez par vos mains
De plus que votre récompense,
Et tirant toute à vous la suprême puissance
Vous me laissez des titres vains.
On s'empresse à vous voir, on s'efforce à vous plaire,
On croit lire en vos yeux ce qu'il faut qu'on espère,
On pense avoir tout fait quand on vous a parlé,
Mon palais près du vôtre est un lieu désolé,
Et le Généralat comme le Diadème
M'érige sous votre ordre en fantôme éclatant,
En colosse d'État qui de vous seul attend
L'âme qu'il n'a pas de lui-même,
Et que vous seul faites aller
Où pour vos intérêts il le faut étaler.
Général en idée, et Monarque en peinture,
De ces illustres noms pourrais-je faire cas,
S'il les fallait porter, moins comme Agésilas,
Que comme votre créature,
Et montrer avec pompe au reste des humains
En ma propre grandeur l'ouvrage de vos mains ?
Si vous m'avez fait Roi, Lysander, je veux l'être ;
Soyez-moi bon sujet, je vous serai bon maître,
Mais ne prétendez plus partager avec moi
Ni la puissance, ni l'emploi.
Si vous croyez qu'un sceptre accable qui le porte,
À moins qu'il prenne une aide à soutenir son poids,
Laissez discerner à mon choix
Quelle main à m'aider pourrait être assez forte.
Vous aurez bonne part à des emplois si doux
Quand vous pourrez m'en laisser faire,
Mais soyez sûr aussi d'un succès tout contraire,
Tant que vous ne voudrez les tenir que de vous.
Je passe à vos amis qu'il m'a fallu détruire,
Si dans votre vrai rang je voulais vous réduire,
Et d'un pouvoir surpris saper les fondements.
Ils étaient tout à vous, et par reconnaissance
D'en avoir reçu leur puissance,
Ils ne considéraient que vos commandements.
Vous seul les aviez faits souverains dans leurs villes,
Et j'y verrais encor mes ordres inutiles,
À moins que d'avoir mis leur tyrannie à bas,
Et changé comme vous la face des États.
Chez tous nos Grecs asiatiques
Votre pouvoir naissant trouva des Républiques,
Que sous votre cabale il vous plut asservir :
La vieille liberté si chère à leurs ancêtres
Y fut partout forcée à recevoir dix maîtres,
Et dès qu'on murmurait de se la voir ravir,
On voyait par votre ordre immoler les plus braves
À l'empire de vos esclaves.
J'ai tiré de ce joug les peuples opprimés,
En leur premier état j'ai remis toutes choses,
Et la gloire d'agir par de plus justes causes
A produit des effets plus doux, et plus aimés.
J'ai fait, à votre exemple ici des créatures,
Mais sans verser de sang, sans causer de murmures,
Et comme vos tyrans prenaient de vous la loi,
Comme ils étaient à vous, les peuples sont à moi.
Voilà quelles raisons ôtent à vos services
Ce qu'ils vous semblent mériter,
Et colorent ces injustices
Dont vous avez raison de vous mécontenter.
Si d'abord elles ont quelque chose d'étrange,
Repassez-les deux fois au fond de votre coeur,
Changez, si vous pouvez, de conduite et d'humeur,
Mais n'espérez pas que je change.
LYSANDER
S'il ne m'est pas permis d'espérer rien de tel,
Du moins, grâces aux Dieux, je ne vois dans vos plaintes
Que des raisons d'État et de jalouses craintes,
Qui me font malheureux, et non pas criminel.
Non, Seigneur, que je veuille être assez téméraire
Pour oser d'injustice accuser mes malheurs :
L'action la plus belle a diverses couleurs,
Et lorsqu'un Roi prononce, un sujet doit se taire.
Je voudrais seulement vous faire souvenir
Que j'ai près de trente ans commandé nos armées,
Sans avoir amassé que ces nobles fumées
Qui gardent les noms de finir.
Sparte pour qui j'allais de victoire en victoire
M'a toujours vu pour fruit n'en vouloir que la gloire,
Et faire en son épargne entrer tous les trésors
Des peuples subjugués par mes heureux efforts.
Vous-même le savez, que quoi qu'on m'ait vu faire,
Mes filles n'ont pour dot que le nom de leur père ;
Tant il est vrai, Seigneur, qu'en un si long emploi
J'ai tout fait pour l'État, et n'ai rien fait pour moi.
Dans ce manque de bien Cotys et Spitridate,
L'un Roi, l'autre en pouvoir égal peut-être aux Rois,
M'ont assez estimé pour y borner leur choix,
Et quand de les pourvoir un doux espoir me flatte,
Vous semblez m'envier un bien,
Qui fait ma récompense, et ne vous coûte rien.
AGÉSILAS
Il nous serait honteux que des mains étrangères
Vous payassent pour nous de ce qui vous est dû.
Tôt ou tard le mérite a ses justes salaires,
Et son prix croît souvent, plus il est attendu.
D'ailleurs n'aurait-on pas quelque lieu de vous dire,
Si je vous permettais d'accepter ces partis,
Qu'amenant avec nous Spitridate et Cotys
Vous auriez fait pour vous plus que pour notre Empire,
Que vos seuls intérêts vous auraient fait agir ?
Et pourriez-vous enfin l'entendre sans rougir ?
Vos filles sont d'un sang que Sparte aime et révère
Assez pour les payer des services d'un père,
Je veux bien en répondre, et moi-même au besoin
J'en ferai mon affaire, et prendrai tout le soin.
LYSANDER
Je n'attendais, Seigneur, qu'un mot si favorable
Pour finir envers vous mes importunités ;
Et je ne craindrai plus qu'aucun malheur m'accable,
Puisque vous avez ces bontés.
Aglatide surtout aura l'âme ravie
De perdre un époux à ce prix,
Et moi, pour me venger de vos plus durs mépris,
Je veux tout de nouveau vous consacrer ma vie.
SCÈNE II. Agésilas, Xénoclès.
AGÉSILAS
D'un peu d'amour que j'eus Aglatide a parlé,
Son père qui l'a su dans son âme s'en flatte,
Et sur ce vain espoir il part tout consolé
Du refus que j'en fais aux voeux de Spitridate :
Tu l'as vu, Xénoclès, tout d'un coup s'adoucir.
XENOCLES
Oui ; mais enfin, Seigneur, il est temps de le dire,
Tout soumis qu'il paraît, apprenez qu'il conspire,
Et par où sa vengeance espère y réussir.
Ce confident choisi, Cléon d'Halicarnasse,
Dont l'éloquence a tant d'éclat,
Lui vend une harangue à renverser l'État,
Et le mettre bientôt lui-même en votre place.
En voici la copie, et je la viens d'avoir
D'un des siens sur qui l'or me donne tout pouvoir,
De l'esclave Damis, qui sert de secrétaire
À cet orateur mercenaire,
Et plus mercenaire que lui
Pour être mieux payé vous les livre aujourd'hui.
On y soutient, Seigneur, que notre République
Va bientôt voir ses Rois devenir ses tyrans,
À moins que d'en choisir de trois ans en trois ans,
Et non plus suivant l'ordre antique
Qui règle ce choix par le sang,
Mais qu'indifféremment elle doit à ce rang
Élever le mérite, et les rares services.
J'ignore quels sont les complices,
Mais il pourra d'Éphèse écrire à ses amis,
Et soudain le paquet entre vos mains remis
Vous instruira de toutes choses :
Cependant j'ai fait mon devoir,
Vous voyez le dessein, vous en savez les causes,
Votre perte en dépend, c'est à vous d'y pourvoir.
AGÉSILAS
À te dire le vrai l'affaire m'embarrasse,
J'ai peine à démêler ce qu'il faut que je fasse,
Tant la confusion de mes raisonnements
Étonne mes ressentiments.
Lysander m'a servi, j'aurais une âme ingrate,
Si je méconnaissais ce que je tiens de lui ;
Il a servi l'État, et si son crime éclate,
Il y trouvera de l'appui.
Je sens que ma reconnaissance
Ne cherche qu'un moyen de le mettre à couvert :
Mais enfin il y va de toute ma puissance,
Si je ne le perds, il me perd.
Ce que veut l'intérêt, la prudence ne l'ose.
Tu peux juger par là du désordre où je suis,
Je vois qu'il faut le perdre ; et plus je m'y dispose,
Plus je doute si je le puis.
Sparte est un État populaire
Qui ne donne à ses Rois qu'un pouvoir limité,
On peut y tout dire et tout faire
Sous ce grand nom de liberté.
Si je suis souverain en tête d'une armée,
Je n'ai que ma voix au Sénat ;
Il faut y rendre compte, et tant de Renommée
Y peut avoir déjà quelque ligue formée,
Pour autoriser l'attentat.
Ce prétexte flatteur de la cause publique,
Dont il le couvrira si je le mets au jour,
Tournera bien des yeux vers cette Politique
Qui met chacun en droit de régner à son tour.
Cet espoir y pourra toucher plus d'un courage,
Et quand sur Lysander j'aurai fait choir l'orage,
Mille autres comme lui jaloux ou mécontents
Se promettront plus d'heur à mieux choisir leur temps.
Ainsi de toutes parts le péril m'environne,
Si je veux le punir, j'expose ma couronne,
Et si je lui fais grâce, ou veux dissimuler,
Je dois craindre...
XENOCLES
Cotys, Seigneur, vous veut parler.
AGÉSILAS
Voyons quelle est sa flamme, avant que de résoudre
S'il nous faudra lancer ou retenir la foudre.
SCÈNE III. Agésilas, Cotys, Xénoclès.
AGÉSILAS
Si vous n'êtes, Seigneur, plus mon ami qu'amant,
Vous me voudrez du mal avec quelque justice,
Mais vous m'êtes trop cher pour souffrir aisément
Que vous vous attachiez au père d'Elpinice :
Non qu'entre un si grand homme et moi
Ce qu'on voit de froideur prépare aucune haine :
Mais c'est assez pour voir cet hymen avec peine,
Qu'un sujet déplaise à son Roi.
D'ailleurs je n'ai pas cru votre âme fort éprise.
Sans l'avoir jamais vue, elle vous fut promise ;
Et la foi qui ne tient qu'à la raison d'État
Souvent n'est qu'un devoir qui gêne, tyrannise,
Et fait sur tout le coeur un secret attentat.
COTYS
Seigneur, la personne est aimable,
Je promis de l'aimer avant que de la voir,
Et sentis à sa vue un accord agréable
Entre mon coeur et mon devoir.
La froideur toutefois que vous montrez au père
M'en donne un peu pour elle, et me la rend moins chère :
Non que j'ose après vos refus
Vous assurer encor que je ne l'aime plus.
Comme avec ma parole il nous fallait la vôtre,
Vous dégagez ma foi, mon devoir, mon honneur ;
Mais si vous en voulez dégager tout mon coeur,
Il faut l'engager à quelque autre.
AGÉSILAS
Choisissez, choisissez, et s'il est quelque objet
À Sparte, ou dans toute la Grèce,
Qui puisse de ce coeur mériter la tendresse,
Tenez-vous sûr d'un prompt effet,
En est-il qui vous touche ? En est-il qui vous plaise ?
COTYS
Il en est, oui, Seigneur, il en est dans Éphèse,
Et pour faire en ce coeur naître un nouvel amour,
Il ne faut point aller plus loin que votre Cour.
L'éclat et les vertus de l'illustre Mandane...
AGÉSILAS
Que dites-vous, Seigneur, et quel est ce désir ?
Quand par toute la Grèce on vous donne à choisir,
Vous choisissez une Persane !
Pensez-y bien, de grâce, et ne nous forcez pas,
Nous qui vous aimons, à connaître
Que pressé d'un amour, qui ne vient pas de naître
Vous ne venez à moi que pour suivre ses pas.
COTYS
Mon amour en ces lieux ne cherchait qu'Elpinice,
Mes yeux ont rencontré Mandane par hasard,
Et quand ce même amour de vos froideurs complice
S'est voulu pour vous plaire attacher autre part,
Les siens ont attiré toute la déférence
Que j'ai cru devoir rendre à votre aversion,
Et je l'ai regardée, après votre alliance,
Bien moins Persane de naissance
Que Grecque par adoption.
AGÉSILAS
Ce sont subtilités que l'amour vous suggère,
Dont nous voyons pour nous les succès incertains.
Ne pourriez-vous, Seigneur, d'une amitié si chère
Mettre le grand dépôt en de plus sûres mains ?
Pausanias et moi nous avons des parentes,
Et jamais un vrai roi ne fait un digne choix
S'il ne s'allie au sang des Rois.
COTYS
Quand on aime, on se fait des règles différentes.
Spitridate a du nom et de la qualité,
Sans trône il a d'un roi le pouvoir en partage,
Votre Grèce en reçoit un pareil avantage,
Et le sang n'y met pas tant d'inégalité,
Que l'amour où sa soeur m'engage
Ravale fort ma dignité.
Se peut-il qu'en l'aimant ma gloire se hasarde
Après l'exemple d'un grand Roi,
Qui tout grand Roi qu'il est, l'estime et la regarde
Avec les mêmes yeux que moi ?
Si ce bruit n'est point faux, mon mal est sans remède,
Car enfin c'est un Roi dont il me faut l'appui :
Adieu, Seigneur, je la lui cède,
Mais je ne la cède qu'à lui.
SCÈNE IV. Agésilas, Xénoclès.
AGÉSILAS
D'où sait-il, Xénoclès, d'où sait-il que je l'aime ?
Je ne l'ai dit qu'à toi, m'aurais-tu découvert ?
XENOCLES
Si j'ose vous parler, Seigneur, à coeur ouvert,
Il ne le sait que de vous-même.
L'éclat de ces faveurs dont vous enveloppez
De votre faux secret le chatouilleux mystère,
Dit si haut malgré vous ce que vous pensez taire,
Que vous êtes ici le seul que vous trompez.
De si brillants dehors font un grand jour dans l'âme,
Et quelque illusion qui puisse vous flatter,
Plus ils déguisent votre flamme,
Plus au travers du voile ils la font éclater.
AGÉSILAS
Quoi, La civilité, l'accueil, la déférence,
Ce que pour le beau sexe on a de complaisance,
Ce qu'on lui rend d'honneur, tout passe pour amour !
XENOCLES
Il est bien malaisé qu'aux yeux de votre Cour
Il passe pour indifférence,
Et c'est l'en avouer assez ouvertement,
Que refuser Mandane aux voeux d'un autre amant.
Mais qu'importe après tout ? Si du plus grand courage
Le vrai mérite a droit d'attendre un plein hommage,
Serait-il honteux de l'aimer ?
AGÉSILAS
Non, et même avec gloire on s'en laisse charmer :
Mais un Roi que son trône à d'autres soins engage
Doit n'aimer qu'autant qu'il lui plaît,
Et que de sa grandeur y consent l'intérêt.
Vois donc si ma peine est légère.
Sparte ne permet point aux fils d'une étrangère
De porter son sceptre en leur main ;
Cependant à mes yeux Mandane a su trop plaire,
Je veux cacher ma flamme, et je le veux en vain :
Empêcher son hymen c'est lui faire injustice,
L'épouser, c'est blesser nos lois,
Et même il n'est pas sûr que j'emporte son choix ;
La donner à Cotys, c'est me faire un supplice,
M'opposer à ses voeux c'est le joindre au parti
Que déjà contre moi Lysander a pu faire,
Et s'il a le bonheur de ne lui pas déplaire,
J'en recevrai peut-être un honteux démenti.
Que ma confusion, que mon trouble est extrême !
Je me défends d'aimer, et j'aime,
Et je sens tout mon coeur balancé nuit et jour
Entre l'orgueil du diadème
Et les doux espoirs de l'amour.
En qualité de Roi, j'ai pour ma gloire à craindre ;
En qualité d'amant je vois mon sort à plaindre,
Mon trône avec mes voeux ne souffre aucun accord,
Et ce que je me dois me reproche sans cesse
Que je ne suis pas assez fort
Pour triompher de ma faiblesse.
XENOCLES
Toutefois il est temps, ou de vous déclarer,
Ou de céder l'objet qui vous fait soupirer.
AGÉSILAS
Le plus sûr, Xénoclès, n'est pas le plus facile.
Cherche-moi Spitridate, et l'amène en ce lieu,
Et nous verrons après s'il n'est point de milieu
Entre le charmant et l'utile.