SCÈNE II. Fatime, La Sultane Soeur, Léontine.
FATIME.
Quel bruit s'est élevé qui s'augmente si fort ?
LA SULTANE.
Achevez inhumains !
LÉONTINE.
C'est Madame qui dort.
FATIME.
C'est un songe fâcheux dont elle est travaillée.
LÉONTINE.
Il faut la réveiller ; mais elle est réveillée.
LA SULTANE.
Ô sommeil outrageux qui me trouble si fort,
On peut bien t'appeler le frère de la mort !
Puis qu'assis sur nos yeux avec tes noires ailes
Tu donnes des frayeurs et des peines mortelles.
Léontine !
LÉONTINE.
Madame !
LA SULTANE.
Ah ! Viens me consoler
D'une vaine douleur dont je ne puis parler,
D'un songe furieux qui m'a donné des peines,
Par qui mon sang encore est figé dans mes veines ;
Et qui sera suivi de si mauvais effets
Que possible il faudra succomber sous le faix.
LÉONTINE.
C'est un songe, Madame, un déceveur, un traître,
Dont on est garanti dès qu'on l'a pu connaître;
Toujours à bon augure on prend les plus mauvais,
L'image de la Guerre y figure la Paix ;
Ses matières de pleurs montrent que l'on doit rire,
Et ce qu'il a de doux est ce qu'il a de pire.
LA SULTANE.
Je croirais comme toi que toute cette peur
Naîtrait d'une chimère et d'un songe trompeur,
N'était que nos apprêts et la rumeur publique
Me le font estimer un songe prophétique;
Mais, Fatime ! Sans toi je ne craindrais plus rien.
La fille du Mufti s'oppose à notre bien ;
En voyant son portrait, Osman la crut si belle,
Que son retardement n'est que pour l'amour d'elle.
Mais comment parut-il ce portrait si fatal,
De qui l'enchantement nous cause tant de mal ?
Fut-ce par accident ou fut-ce par adresse.
Note: Hautesse : Titre d'honneur qu'on donne en ces quartier aux Empereurs d'Orient. [F]Que tu le laissas choir aux pieds de sa Hautesse ?
FATIME.
Ce fut par un malheur que je ne comprends pas :
Avec ce bracelet il tomba de mon bras.
LA SULTANE.
Un soupçon là-dessus me tombe en la pensée,
Que Fatime en ce fait peut être intéressée,
Et que d'un trait subtil et non pas imprudent,
Elle fit par dessein naître cet accident.
Qu'en est-il ?
FATIME.
Moi, Madame, ah que l'Enfer m'abîme!
Si jamais je pensai !
LA SULTANE.
Comment, c'est un beau crime,
Ne t'en excuse point, ne fais point de serment :
La Fille du Mufti mérite infiniment ;
Suivant ce stratagème Osman est à la veille
D'une félicité qui n'a point de pareille ;
Et soit par une adresse, ou soit par un hasard,
Tu dois en ce bonheur entrer de quelque part :
Il te siérait trop mal de porter une chaîne
Et d'avoir pour amie une Sultane Reine.
FATIME.
Hé ! Madame, oubliez mon indiscrétion
Et ne me soupçonnez d'aucune ambition :
Car je refuserais l'honneur d'une couronne
Pour achever mes jours près de votre personne !
LA SULTANE.
Les fuseaux de ton sort ne roulent pas ainsi :
La Sultane future en prendra le souci.
Tu ne saurais manquer d'être dans son estime ;
Il faudra pour le moins un Bassa pour Fatime.
Si le malheur aussi vient à nous accabler,
Que ces Soldats mutins que l'on voit s'assembler;
Avecque leur désordre augmentent leur licence
Et privent le Sultan de sceptre et de puissance,
L'innocente Fatime à qui la chaîne plaît,
Demeurera toujours esclave comme elle est.
Se tournant vers Léontine.
Toi qui de Mustapha prends un soin charitable
Et dont il a toujours la visite agréable,
Va voir cet homme saint, cet illustre parent,
À qui de l'avenir le cours est apparent,
Consulte son esprit sur la matière sombre,
Qui me donne des soins et des peines sans nombre ;
Afin que son conseil dissipe ma terreur.
Dis lui que j'ai songé : mais voici l'Empereur.
SCÈNE III. Osman, La Sultane Soeur, un Huissier.
OSMAN.
Enfin, c'est fait, ma soeur ! la chose est préparée
Pour succéder bientôt comme elle est désirée.
En cette occasion rien ne nous peut manquer,
Dans quatre grands vaisseaux j'ai tout fait embarquer ;
Et le Perse animé, le Russe et le Cosaque,
Qui vont forcer Byzance à la première attaque,
Et donner tout en proie à leurs cruels efforts,
N'auront pas le loisir de piller nos trésors ;
Je n'aurai pas l'ennui de voir réduire en cendre
Cette grande Cité que je ne puis défendre ;
Ne trouvant plus ici que ce Camp mutiné,
Que ces lâches soldats qui m'ont abandonné ;
Qui ne gardent plus d'ordre et font assez comprendre.
Que de leur multitude on ne doit rien attendre :
Le dessein de partir ne se peut différer.
Ne pouvant nous défendre, il faut nous retirer.
Nous ne saurions attendre avec ces tristes restes
Qu'une perte apparente et des succès funestes ;
Il faut céder au temps, à l'orage obscurci.
Qui ne nous permet plus de demeurer ici.
La faiblesse est trop grande en ce bord où nous sommes.
Nous reviendrons un jour quand nous aurons des hommes,
Et même il est prédit dans nos sacrés écrits
Qu'enfin nous reprendrons ce qu'on nous aura pris.
LA SULTANE.
Seigneur, qui vous fait craindre une telle aventure ?
OSMAN.
Des soldats dont le luxe amollit la nature,
Des courages faillis qui font de tous côtés
Mourir la discipline entre les voluptés.
Je n'ai plus de soldats que ce corps lâche et traître
Amoureux du repos, ennemi de son maître,
Sorti de race infâme et de sang de chrétien,
Qu'autrefois mes aïeux prirent pour leur soutien ;
Mais qui reste inutile au sort qui nous accable.
LA SULTANE.
Ces soldats sont pourtant un corps considérable.
OSMAN.
Quel fut devant Ouchin ce courage bouillant,
Qui les a fait passer pour un corps si vaillant ?
Le Niester tint pour faux tout ce qu'on en raconte,
Il rougit de leur sang bien moins que de leur honte ;
Les lâches balançaient accompagnant mes pas.
Ils venaient au combat et ne combattaient pas,
Aux lieux où leur valeur n'était si nécessaire.
On trouvait un eunuque au lieu d'un janissaire :
Leur lâcheté stupide en ce fameux abord
Ne donnait pas un coup en recevant la mort.
On les voyait tomber ces cours pusillanimes,
Non comme des Soldats, mais comme des victimes ;
Comme des animaux abrutis comme ils sont,
Sans avancer le bras et sans lever le front.
Voyant ce grand désordre et ces terreurs extrêmes ,
J'en fis autant périr que les ennemis mêmes;
Je coupai mille bras dans ce juste courroux,
Pour les traîner par force à la presse des coups :
Le fils de Sigismond ravi de leur défaite,
En les faisant plier, se moqua du prophète,
Passa dessus leurs corps, donna jusqu'à mon parc,
Perça mes pavillons des flèches de son arc,
Et se fut acharné longtemps à la tuerie.
Si je n'eusse en personne arrêté sa furie;
Si je n'eusse exposé le sang des Ottomans,
Pour attiédir l'ardeur de ces grands mouvements.
Quoi me commettre encor à des âmes si basses,
Qui ne peuvent ouïr prières ni menaces;
Quand un faible ennemi se met à les chasser,
Et ne reprennent cour que pour me menacer ?
Je veux, pour mon repos comme pour leur supplice,
En un autre climat faire une autre milice.
L'Egypte enfante assez de soldats florissants
Qui sont fort courageux et fort obéissants,
Et qui, sans m'étourdir d'une plainte importune,
Trouveront de la joie à suivre ma fortune.
Ils sauront comme moi combattre à coups de main,
Ils supporteront mieux et le froid et la faim.
LA SULTANE.
En prenant le conseil de faire une retraite,
Il eut fallu tenir la chose plus secrète ;
Il eut été besoin que vous fussiez parti
Devant que dans la ville on en fut averti.
Le peuple en est ému, le soldat en murmure,
Et tant d'avis reçus sont de mauvais augure.
OSMAN.
Note: Penser : nom masculin au XVIIème pour « pensée ».Gardons bien de tomber dans des pensers si bas :
Ils peuvent murmurer ; mais je ne les crains pas,
Et quelque bruit mutin qui partout retentisse,
Il faut que je m'embarque et que l'on m'obéisse.
Ne porterais-je enfin le titre d'Empereur,
Que pour être conduit par la commune erreur?
Quoi l'on me chargerait d'invisibles entraves,
Pour m'ajouter en suite au nombre des esclaves ?
Quoi l'on me contraindrait de garder la Cité ?
Je puis passer ailleurs en toute liberté :
D'un pouvoir absolu sans qu'on ait rien à dire,
Je puis mettre partout le siège de l'Empire.
Aussi ces bruits confus ne m'empêcheront pas
De porter dans l'Asie, et mon trône, et mes pas,
D'y faire une Milice et plus belle et plus forte,
Que celle qui sans fruit murmure à notre porte,
Qui portera la guerre aux lieux qu'il me plaira,
Et qui fera périr quiconque en parlera.
Que si nos matelots ne mettent point au large,
C'est que notre vaisseau n'a point encor sa charge :
J'y veux faire embarquer le plus beau des trésors,
Que jamais la Nature ait produit sur ces bords,
En se tournant vers Fatime.
Cette jeune beauté de charmes si pourvue,
Qu'on m'a représentée et que je n'ai point vue.
FATIME.
Seigneur! elle est bien faite, elle a beaucoup d'appas,
Qu'en un objet vulgaire on ne rencontre pas;
Mais à n'en point mentir, j'estime davantage
Les traits de son esprit que ceux de son visage.
OSMAN.
Mais elle a les yeux noirs et les cheveux aussi ?
Sa gorge est belle encor ?
FATIME.
Seigneur elle est ainsi.
OSMAN.
Sa taille ?
FATIME.
Avantageuse.
OSMAN.
Et son esprit ?
FATIME.
Céleste.
OSMAN.
Sa parole ?
FATIME.
Charmante.
OSMAN.
Et son humeur ?
FATIME.
Modeste.
OSMAN.
Agréable ?
FATIME.
Mais fière et pleine d'un orgueil
À mettre d'un amant l'espérance au cercueil.
OSMAN.
Elle dédaignera l'amour que j'ai pour elle ?
FATIME.
Seigneur, je ne crois pas qu'elle soit si cruelle.
LA SULTANE.
Fatime est en crédit, Fatime est en honneur,
Voyez comme elle traite avecque son Seigneur !
OSMAN.
Quoi son aimable esprit répond à son visage ?
A-t-elle tant d'appas ?
FATIME.
Elle en a davantage;
Mais quoi, je suis suspecte avec quelque raison,
La Sultane lui fait un signe comme pour lui importer silence.
Ayant été longtemps nourrie en sa Maison,
Possible l'amitié m'a fasciné la vue,
Et sa jeune beauté d'appas est moins pourvue.
LA SULTANE.
Elle est intéressée à la louer si fort.
Au hasard du naufrage elle tend vers le port ;
Mais votre amour, Seigneur, se trouve sans exemple !
Vous vous en êtes pris à la voir dans le Temple.
C'était ne la point voir, on n'a jamais parlé
Que l'on fut ébloui par un soleil voilé.
OSMAN.
Mais, ma soeur, j'en ai vu la taille et la peinture.
LA SULTANE.
Mais, Seigneur, ce portrait peut être vue imposture.
OSMAN.
Quelqu'un aura-t-il pris plaisir à m'abuser ?
LA SULTANE.
On aura pris plaisir à la favoriser.
OSMAN.
On ne peut me tromper sans une audace extrême.
LA SULTANE.
Le peintre aura voulu la tromper elle-même.
OSMAN.
C'est soupçonner un mal sans aucun fondement.
LA SULTANE.
Mais c'est aussi, Seigneur, aimer légèrement.
OSMAN.
Il n'importe comment ; je me veux satisfaire.
LA SULTANE.
Seigneur ! Un prompt départ vous serait nécessaire,
Et je redoute fort que cet objet charmant
Apporte un grand obstacle à votre embarquement.
Son père à vos désirs oppose des scrupules.
OSMAN.
On combat de ma part ses raisons ridicules ;
Par mon commandement le vizir est parti,
Pour dire promptement mon désir au Mufti.
LA SULTANE.
Vous savez son humeur qui n'est guère traitable.
OSMAN.
Il sait que ma colère est assez redoutable.
LA SULTANE.
Si j'ose déclarer le danger que j'y vois,
J'ai peur qu'à vos désirs il oppose la loi,
Et que de cet effort à l'instant ne résulte
Tous les mauvais effets qui naissent d'un tumulte.
Déjà le Janissaire ému par la Cité,
Est contre le sérail à demi révolté.
Il ne faut qu'un prétexte à ces âmes cruelles,
Qui brûlent de désir pour les choses nouvelles :
Vous leur en donnez deux en cette occasion,
En choquant la police et la religion.
De moi, je tiens déjà pour présages sinistres,
L'audace qui les porte à blâmer vos ministres ;
Contre vos serviteurs exprimer leur courroux,
C'est indirectement se vouloir prendre à vous ;
Il est même apparent que ces troupes rebelles
De vos desseins secrets ont appris des nouvelles.
OSMAN.
Note: Aga : Terme d'histoire et de relations. Ce mot signifie dans la langue des Mogols, et dans celle des Khovarezmien, un homme puissant, un seigneur et un commandant. Les turcs se servent de ce mot pour signifier absolument un commandant. [F]Qui leur aurait appris ? L'Aga qui n'en sait rien ?
LA SULTANE.
Des traîtres, des méchants, qui sont les gens de bien.
Dieu fasse s'il lui plaît que ma peur soit trompée.
OSMAN.
Hormis le Musulman qui porte mon épée,
Et toujours pour me plaire a cent propos flatteurs,
Je ne puis soupçonner nul de mes serviteurs.
LA SULTANE.
Le Selictar Aga qui fait le politique
Et s'entretient toujours pour la cause publique ?
Ah ! Mon esprit le craint, et serait ébahi
Que cet homme trompeur ne vous eut point trahi ;
L'Aspic qui s'entortille à l'heure qu'on l'enchante,
A bien moins de replis que cette âme méchante ;
Dans ses déguisements je le connais, Seigneur !
Je vois distinctement dans le fonds de son cour.
En sa noirceur cachée il pense à quelque ouvrage,
Que n'expriment jamais sa voix, ni son visage,
Il vous trahit sans doute et va par ce forfait
Éclaircir les horreurs d'un songe que j'ai fait.
OSMAN.
Hé ! De grâce, ma soeur, ne parlons point de songes,
On ne peut rien connaître en leurs confus mensonges,
Et les faire expliquer par le plus entendu.
N'est rien qu'une folie et que du temps perdu ;
Je fis, dès l'autre Lune, un songe épouvantable
Qui n'a point eu depuis de suite remarquable.
Selon qu'on expliquait le chameau débridé,
Je devais de l'Empire être dépossédé ;
Mais tous ces pronostics sont des chimères vaines,
Ce farouche animal est encor sous les rênes,
Il aura beau gémir et beau se tourmenter,
Je sais parfaitement comme il faut le dompter.
LA SULTANE.
Seigneur, le coup encor peut suivre la menace,
Le temps n'est point passé.
OSMAN.
Non ; mais il faut qu'il passe.
Pour tromper le malheur il faut nous en aller,
Partons dès cette nuit ; mais qui nous veut parler ?
FATIME.
Un Eunuque, Seigneur, a quelque charge expresse
D'apporter promptement un mot à ta Hautesse.
OSMAN.
C'est de chez le Mufti que ce messager vient,
Et c'est à mon vizir que l'eunuque appartient.
Il faut que le mufti dans son indépendance
Fasse à mes passions accorder sa prudence,
S'il me fait perdre encor du temps à le prier ;
Mais sachons ce que c'est, donne-moi ce papier.
OSMAN.
LETTRE DU GRAND VIZIR.
Seigneur, par cet Exprès, j'avertis ta Hautesse,
Que le Mufti dispute avec ton grand vizir,
Et fait lutter les lois et sa feinte sagesse
Contre sa propre gloire et son propre désir.
Si j'ose mettre ici l'espoir dont je me flatte.
De l'offre avantageuse il est fort combattu ;
Mais avant que céder il veut qu'on le combatte,
Et que sa résistance exprime sa vertu.
Tandis un bruit confus s'épand parmi la ville ;
Ce qui pour ton respect m'afflige au dernier point.
Encor pour conjurer cette guerre civile,
Je fais chercher l'Aga et ne le trouve point.
Dans l'aveugle transport d'une brutale rage,
Note: Janissaire : Garde du grand seigneur, ou soldat de l'infanterie turquesque. [F]Je vois de tous cotez le janissaire armé,
Seigneur, fais donner ordre à ce naissant orage,
Je voudrais être mort et qu'il fut bien calmé.
LA SULTANE.
Seigneur, votre vizir, si j'entends bien sa lettre,
Du côté de l'amour vous semble tout promettre ;
Mais il y marque aussi que les mauvais destins
Semblent vous menacer du côté des mutins.
OSMAN.
C'est se troubler l'esprit d'une crainte inutile,
Nous mettrons bientôt l'ordre et la paix dans la ville :
Et nous viendrons à bout d'un plus puissant parti,
Ayant avecque nous la fille du Mufti.
Parlant à l'eunuque.
Dis-lui qu'il m'est aisé de calmer la tempête,
Qui bruit près du sérail et gronde sur sa tête,
Et que le seul péril dont il est menacé,
Est à n'achever pas ce qu'il a commencé.
Il n'a qu'à satisfaire à mon ardente envie,
Pour assurer par là mon bonheur et sa vie ;
Qu'il presse le Mufti, je te le dis encor.
Parlant à l'huissier.
Qu'on lui donne une veste et qui soit de drap d'or.