SCÈNE PREMIÈRE. Rodogune. Darie. Artaxerce.
Note: La graphie exacte est Rhodogune, elle est modifiée pour le cohérence avec la pièce de Corneille éponyme
RODOGUNE.
Magnanime Darie, et vous brave Artaxerce,
Race du grand Cyrus, et l'honneur de la Perse,
D'un père trop barbare, enfants trop généreux,
Qui méritez d'avoir un destin plus heureux ;
Vous qu'en ses chastes flancs a porté Rodogune
Dignes d'un autre père et d'une autre Fortune.
Ah mes fils ! Ah mon sang ! Ah, mon unique espoir !
Faut-il voir obscurcir l'éclat de mon pouvoir.
Hydaspe est sans honneur ; oui sa gloire est ternie,
Et la Perse reçoit des Lois de l'Arménie,
Tygranne voit fleurir ses tragiques projets,
Tous nos fleuves sont teints du sang de nos sujets,
Nos plus belles cités d'habitants sont désertes
Et de moissons de morts les plaines sont couvertes.
ARTAXERCE.
Madame, modérez cet excès de douleur,
N'accusez point mon père, accusez le malheur ;
Si Bellone en fureur ravagea cette terre,
La Paix éloignera les maux qu'a fait la Guerre.
RODOGUNE.
Quoi que la Guerre ait eu de si sanglants effets,
J'en ai bien moins d'horreur que je n'ai de la Paix,
Elle seule d'Hydaspe obscurcit la mémoire :
On ne perd pas l'honneur pour perdre une victoire.
Et l'aveugle Fortune avec Mars combattant,
La donne au plus heureux, plutôt qu'au plus vaillant :
Mon époux la perdant conserva mon estime,
Il était malheureux, mais il était sans crime ;
Tout vaincu qu'il était, je lui gardais mon coeur,
Ma haine seulement était pour son vainqueur.
De ma foi n'eut-il pas une preuve assez belle,
Lors qu'on vint de sa mort m'annoncer la nouvelle,
Qu'Arbas en répandit le faux bruit dans ces lieux,
Ma bouche de soupirs ne troubla point les Cieux ;
Je ne m'amusai point à répandre des larmes,
J'encourageai les miens, je demandai mes armes ;
Et quoi que son trépas mit la Perse en danger,
Au lieu de pleurer, j'allais pour le venger,
J'allais de ce vainqueur forcer les destinées,
Quand celle qui prit soin de mes tendres années,
Toute tremblante au bruit de mes nobles fureurs,
Voulut me retenir par ses timides pleurs,
Voyant de son bonheur, l'Arménie insolente,
Qui jusques dedans Suse apportait l'épouvante ;
Que Tygranne orgueilleux à la tête des siens,
Effrayait dans ses murs nos plus fiers citoyens,
Elle me conseilla de mettre bas les armes,
Pour vaincre ce vainqueur n'employer que mes charmes
Et d'un nouvel Hymen rallumer le flambeau,
Puis que le grand Hydaspe était dans le Tombeau.
À ces mots, mon esprit frémissant de colère,
À ce lâche conseil, donne un juste salaire,
Du fer que j'avais pris pour venger mon époux,
Le sein qui m'allaita reçut les premiers coups ;
Je tranchai ses discours avec sa destinée,
Disposée à la mort plutôt qu'à l'Hyménée.
Tout mort que je le crus, je lui gardai ma foi,
Le perfide n'a pas même respect pour moi,
Après ce j'ai fait l'ingrat me répudie,
Rodogune vivante il épouse Lidie
La fille de Tygranne et de son ennemi,
Pour ne commettre pas des crimes à demi.
DARIE.
Cette Alliance encore n'est pas bien assurée.
RODOGUNE.
À ces conditions cette paix fut jurée,
Il fait tout ce que veut son insolent vainqueur,
Il donne à ma Rivale, et son Sceptre, et son coeur :
Tout ce qui m'appartient ; et d'une âme insensée
Au camp des ennemis l'a déjà fiancée.
Sans craindre ma colère et la foudre des Dieux,
Il vient pour accomplir cet Hymen dans ces lieux.
Du Trône et de son lit l'infidèle me chasse
Pour y faire monter l'adultère en ma place ;
Et ce dieu qui reçoit nos voeux et nos encens,
Verra deux criminels régner sur les Persans.
Jugez donc si mon sort est triste et déplorable,
Si j'ai sujet de dire en un malheur semblable,
Quoi que la Guerre ait eu de si sanglants effets,
Que j'en ai moins d'horreur que je n'ai de la paix.
ARTAXERCE.
Mon père étant captif de l'injuste Tygranne,
Qui tenait les cités d'Arsace et d'Ecbatane,
La prudence lui fait abaisser son grand coeur,
Et recevoir les lois d'un superbe vainqueur.
Mais il...
RODOGUNE.
N'achevez pas, sa faute est sans excuse,
Il fallait perdre encor et Babylone et Suse,
Son Empire et sa vie avec la liberté,
Plutôt que son honneur par une lâcheté.
Aux fers comme en un Trône on parait magnanime,
Et l'on meurt glorieux en triomphant du crime.
C'est ainsi qu'un héros témoigne son grand coeur :
C'est ainsi qu'un vaincu surmonte son vainqueur.
DARIE.
Non, mon père vous garde une foi plus sincère,
Son âme est généreuse, elle n'est point légère ;
Il n'accomplira point étant en liberté,
Ce qu'il promit par force en sa captivité.
On n'est point obligé, quoi qu'un serment nous presse,
D'exécuter jamais une injuste promesse ;
Si l'on commet un crime alors que l'on la fait,
S'en serait un plus grand d'en venir à l'effet.
De mon père la foi peut être dégagée,
Tygranne est criminel de l'avoir exigée.
Je m'étonne comment après les grands exploits
Qui rangeaient la moitié de l'État sous ses Lois,
Plantant dans nos cités l'étendard de sa gloire,
Tout orgueilleux encor d'une grande victoire :
Antée, Oronte, Arbas, de blessures couverts,
Cent Satrapes vaincus, mon père dans les fers ;
Je m'étonne qu'après les fortunes diverses
Qui semblaient l'élever à l'Empire des Perses,
Dont il tenait déjà le gage et les effets,
Il a pu se résoudre à vous donner la Paix.
RODOGUNE.
Votre retour heureux, votre haute vaillance
Arrête son audace et sa vaine espérance.
Non, il n'ose espérer de pouvoir mettre bas
Un Trône soutenu de vos illustres bras.
Vous n'avez point de part à la honte d'Hydaspe,
À celle de ses chefs ni de pas un Satrape ;
Et tout vainqueur qu'il est vous pouvez vous vanter,
Que parmi vos vaincus vous l'avez vu conter :
Les rives de l'Euphrate et les rives du Tigre
L'ont vu perdre les noms de vainqueur et de libre ;
Votre rare valeur la vaincu par deux fois,
Et deux fois vos bontés l'ont remis dans ses droits.
L'ingrat paie un bienfait comme on venge un outrage ;
Ce lâche conquérant a pris son avantage
Pour donner à Cyrus d'indignes successeurs,
Tandis qu'à cet état manquaient ses défenseurs,
Que vos coeurs généreux bien loin de cette terre,
Chez les fils de Memnon avaient porté la guerre,
Accordant la vengeance avec son effroi,
Par la paix il se venge et de vous et de moi.
ARTAXERCE.
De vous :
RODOGUNE.
Oui, mais sachez, ce qu'on vous a pu taire,
Ce satrape fait Roi fut assez téméraire
Pour prétendre autrefois d'engager mes esprits :
Mais je payai ses feux de haine et de mépris.
Bien qu'alors ma beauté fit les âmes captives,
Que mon teint éclata des couleurs les plus vives ;
Je fis de mes vertus mes plus beaux ornements,
Et voulus leur devoir ma gloire et mes amants.
De mon sexe mon coeur surmontant la faiblesse,
Préparait aux héros une digne maîtresse,
Voulait que leur amour naquit au champ de Mars,
Les vaincre par mon bras, et non par mes regards :
Je leur montrais mon sang, sans vouloir voir leurs larmes
Sans les assujettir par la douceur des charmes,
Sans les voir lâchement soupirer et mourir,
Ma générosité les voulait conquérir.
Quoi que de cent captifs les têtes couronnées,
Qui de mes volontés, faisaient leurs destinées,
Par mille beaux combats n'eussent fait voir leur foi.
Je n'en trouvais qu'un seul qui fut digne de moi :
Changeant de ces rivaux l'amour en jalousie,
Je voulus épouser le grand Roi de l'Asie,
Pour rendre quelque jour mes glorieux enfants
De l'Univers entier vainqueurs et triomphants.
Mon coeur reçut en fin les voeux de votre père,
Tygranne qui le sut, embrasé de colère,
Qui conservais toujours un amour violent,
Tenta de m'enlever avec un camp volant.
Hydaspe revenant des climats de l'Aurore,
Me sauva de ses mains il m'en souvient encore.
Tout perfide qu'il est, quelque affront qu'il m'ait fait,
Je ne saurais pourtant oublier ce bienfait.
Voila, voila mes fils, la source de la guerre,
Et des maux éternels qui troublent cette terre.
ARTAXERCE.
Tygranne dont votre âme a rejeté les voeux,
S'est donc voulu venger du mépris de ses feux.
RODOGUNE.
Pour Hydaspe, mon coeur méprisa ce Satrape,
Ce Satrape me perd par le crime d'Hydaspe,
Et pour rompre un lien qui lui fut si fatal,
Le perfide se sert de son lâche rival :
Sa haine me ravit ce que l'amour me donne,
Il m'ôte mon mari, l'honneur et ma couronne,
Et pour mieux satisfaire à son esprit jaloux,
Contre sa propre épouse il emploi un époux.
ARTAXERCE.
Si Tygranne est l'auteur de ce qu'a fait mon mon père,
Il doit seul attirer votre juste colère.
RODOGUNE.
Après que mes mépris l'ont si fort outragé,
Je ne le puis blâmer de ce qu'il s'est vengé.
Mais mon ingrat époux qui consent à ma peine,
Doit lui seul attirer ma fureur et ma haine ;
Lui qu'à tant de héros mon coeur a préféré,
Lui que ma chaste amour a toujours révéré,
Pour qui j'eus une ardeur si noble et si fidèle,
Que jusque chez les morts on en sait la nouvelle.
L'oubli, l'ingratitude, et la déloyauté,
Sont les injustes prix de ma fidélité :
S'il est perfide époux, il n'est pas meilleur père,
Il veut perdre ses fils en trahissant leur mère,
En épousant Lidie, en me répudiant,
Il vous ôte des mains l'Empire d'Orient,
Pour les donner aux fils d'une indigne Marâtre,
Dont les yeux l'ont séduit, dont il est idolâtre,
Et ses raisons d'État sont des raisons d'Amour,
Il fut deux fois captifs dans cette infâme Cour ;
Et l'on l'a vu passer par une perfidie,
Des prisons de Tygranne en celles de Lidie.
Antée est le témoin du crime qui nous perd,
Il fut son confident et m'a tout découvert.
ARTAXERCE.
Il l'aime !
DARIE.
O justes Dieux !
ARTAXERCE.
Ah Darie !
DARIE.
Ah mon frère !
RODOGUNE.
Voyez si j'ai sujet d'avoir tant de colère.
ARTAXERCE.
Ah que je suis confus !
DARIE.
Que je suis étonné !
ARTAXERCE.
Il y faut donner ordre.
RODOGUNE.
Il est déjà donné.
Je suis femme d'Hydaspe, il n'en aura point d'autre,
Et je conserverai mon honneur et le votre,
De ce honteux hymen j'empêcherai l'effet :
Mais Oronte revient, sachons ce qu'il a fait.
SCÈNE II. Rodogune, Oronte, Darie, Artaxerce.
RODOGUNE.
Oronte, reviens-tu pour me rendre la vie,
As-tu fait réussir ma généreuse envie,
La fille de Tygranne est-elle en mon pouvoir,
ORONTE.
Oui, Madame, on l'amène.
RODOGUNE.
Ah, je la pourrai voir.
DARIE.
Ô Dieux !
RODOGUNE.
L'aveugle sort enfin me fait justice,
Je récompenserai cet important service.
ORONTE.
Hélas !
RODOGUNE.
Banni bien loin la tristesse et l'effroi,
Ne craint point, ne craint point la colère du Roi,
Oronte avec nous confondant sa fortune,
Aura pour protecteurs les fils de Rodogune,
Et dans notre salut il trouvera le sien.
ARTAXERCE.
Nous te le promettons, n'appréhende donc rien.
RODOGUNE.
Dis comme ta valeur aux ennemis fatale,
A mis entre tes mains ma superbe rivale.
ORONTE.
Ayant reçut votre ordre au milieu de la nuit,
Sans dire mon dessein avec peu de bruit,
Je prends mille chevaux, je sors hors de la ville,
Arbas bientôt après m'en amène cinq mille,
Pour mieux exécuter vos ordres et vos lois,
Nous allons nous cacher dans l'épaisseur d'un bois,
Sur la rive du fleuve à cent stades de Suse,
Joignant à la valeur la surprise et la ruse.
L'aurore à peine encore rendant le ciel vermeil,
Venait nous annoncer le retour du Soleil,
Alors qu'à la clarté de sa faible lumière,
Je vois d'une éminence un amas de poussière,
Qu'élève un escadron de deux mille chevaux,
Qui du Dieu des combats respiraient les travaux :
Et tous fiers de leur noble et pompeux équipage,
De leurs hennissements étonnent le rivage,
Je les laisse passer et peu de temps après,
Je vois deux mille Archers couverts d'arcs et de traits,
Dont les armes étaient richement étoffées,
Et semblaient à l'Amour élever des Trophées ;
Au milieu d'eux roulaient deux chariots dorés,
Par quatre chevaux blancs superbement tirés :
En l'un était Lidie en l'autre Pasithée,
Dont le jour semble avoir sa lumière empruntée,
Tant elles répandaient et de feux et d'éclat :
À leur vu aussitôt le coeur au sein me bat ;
Comme elles m'approchaient environ d'une stade,
Je prends l'occasion, je sors de l'embuscade,
Couvrant les champs d'horreur et d'escadron épais,
Je vais porter la guerre où l'on attend la paix.
L'Arménien surpris par ces rudes alarmes,
Tourne contre les miens la pointe de ses armes,
Et pour défendre mieux ces illustres beautés,
Il se campe à l'entour fait front de tous côtés :
Ceux qui marchaient devant, voyant fondre l'orage,
Pour se rejoindre à lui tournent soudain visage.
Le fier Arbas voyant qui venaient me choquer,
Prend trois mille chevaux et va les attaquer.
Pour exciter les siens il invente une ruse,
Dit que c'est l'ennemi qui veut surprendre Suse,
Que son Roi de la paix viole les traités :
À ces mots leurs esprits se montre irrités,
Et ce gros escadron partant comme la foudre,
Fait gémir la campagne et noircit l'air de poudre :
Tandis de mon coté je faisais mon devoir ;
Mais devant le combat j'usai de mon pouvoir ;
Je commandai surtout qu'on respecta les Dames,
Pour ne pas avoir part à des lauriers infâmes :
L'ennemi combattant pour l'Amour et l'Honneur,
Témoigne son courage et sa haute valeur.
Il laisse quelque temps la victoire douteuse,
Sa longue résistance étant pour nous honteuse :
Nous faisons redoublant nos furieux efforts,
Sur la plaine élever des montagnes de morts.
La Princesse à leur sang mêle ses tristes larmes,
Et le bruit de ses cris à celui de nos armes :
À ces cris je m'avance, elle qui m'aperçoit
Demande si c'est là le respect qu'on lui doit.
Si l'on célèbre ainsi son funeste hyménée,
Si l'on veut achever sa triste destinée,
Si c'est de la façon qu'en Perse on tient sa foi.
Je fais ce que je pus pour vaincre son effroi,
Et je la laisse après en la garde d'Antée,
Pour la conduire à Suse avec Pasithée.
Tandis pour terminer de sanglants combats,
Je m'en vais seconder le généreux Arbas,
Et mène pour porter la mort ou l'épouvante,
Contre les ennemis ma troupe triomphante ;
J'arrive sur la place ; Ah que vis-je ! ô bon Dieux !
Un spectacle sanglant se présente à mes yeux ?
Je ne peux discerner leur escadron du notre,
Presque tous était mort, et d'une part et d'autre,
Ils étaient tout ensemble, et vainqueurs et vaincus,
Armes, cuirasses, dards, hommes, chevaux, écus,
Et le sang des guerriers qui rougissait les ondes,
Faisait du large Eulée enfler les eaux profondes.
Ce fleuve ressemblait au fleuve des enfers,
Et ces funestes bords de tant d'horreur couverts,
En offraient à nos yeux l'épouvantable image,
On ne voyait que morts sur cet affreux rivage :
J'y vis Arbas gisant de mille coups percés,
Et quelque homme de marque à ses pieds terrassé.
Comme lui succombé sous l'effort des alarmes ;
Un funeste soupçon en regardant ses armes,
Se glisse en mon esprit, me donne de l'effroi,
Je lève sa visière et reconnaît le Roi.
DARIE.
Ah Dieux mon père est mort !
ARTAXERCE.
Ah fatale journée !
RODOGUNE.
Ah trop chère Victoire ! Ah femme infortunée !
DARIE.
Oronte, est-il bien vrai, qu'Hydaspe est chez les morts ?
ORONTE.
Il n'est que trop certain, l'on apporte son corps.
RODOGUNE.
En me répudiant il m'avait outragée,
Mais ô sévères Dieux vous m'avez trop vengée !
Alors que j'excitais votre juste courroux,
C'était pour ma Rivale, et non pour mon époux.
Sa mort contre-elle encore irrite ma colère :
Mais avant que la perdre et que me satisfaire,
Avant qu'avoir son sang, Hydaspe aura mes pleurs,
Je veux que mon époux ait les derniers honneurs,
Je veux que le devoir l'emporte sur l'offense,
Et que la piété précède la vengeance,
Devant que le Soleil éteigne son flambeau,
Allons au grand Hydaspe élever un Tombeau.